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vendredi 22 mars 2019

CANVAS et OTPOR


Yatim ne comprenait pas pourquoi on troquait sa dignité humaine et son honnêteté intellectuelle contre une liasse de billets en faveur de l’injustice et l’iniquité. Si au moins cela servait une cause noble, cela aurait été acceptable. Mais au détriment des idéaux de justice, cela relevait d’un véritable abâtardissement. Cet algérien ne cessait d’exceller dans la turpitude de sa pensée ; il récidivait du fond de son esprit décadent en assurant que des officiels Tunisiens lui avaient certifié que tout ce qui a été colporté çà et là à propos des djihadistes tunisiennes (djihad du sexe) n’était que manipulation et propagande du régime syrien. Pauvre plumitif ! Que fais-tu de la pauvre Inès ? Elle n’a que quinze ans quand un illuminé salafiste l’embobine. Il l’épouse, l’endoctrine et l’emmène en Syrie participer à sa façon au djihad commandité par tes pourvoyeurs. Cent cinquante-deux nervis qui font partie des sectes terroristes que tu couvres la violent sans merci. Atteinte de sida et enceinte, elle débarque en Tunisie où elle squatte les escaliers pour ruminer sa descente aux enfers. Il contredisait le ministre tunisien de l’Intérieur lui-même. Celui-ci avait confirmé en personne les faits devant les membres de l’Assemblée constituante. En effet, il avait déclaré que des filles revenaient engrossées de Syrie. Finalement et tout compte fait, de quels officiels parlait cet individu ?
— Je comprends ton inquiétude et mesure l’ampleur de ton désarroi. Je connais ce sentiment de peur quand on est ramassé seul au fond de soi-même sans personne autour pour vous secourir. Je connais cet abattement qui conduit inéluctablement à la prostration, car isolé, on ne trouve aucun soutien sur lequel compter ou auquel se confier.
— Oui Yatim, j’étais souvent à plat et j’ai même pensé au suicide. Cela dépassait l’entendement ! C’était infernal !
Walid était gagné par l’émotion et sa voix devenue chevrotante trahissait une profonde amertume. Des choses horribles se disputaient sa mémoire et son esprit, il se tut encore une fois, profondément bouleversé.
— Écoute Walid, s’il t’est pénible de continuer, on arrête et on laisse pour une autre fois, lorsque tu seras d’aplomb et bien préparé.
— Trop de souvenirs m’accaparent en ce moment et m’asphyxient, mais je vais opérer des raccourcis pour laisser place à Mohssen qui saurait mieux que moi tout raconter.
— À ton aise, cher ami. Tu as vécu une étape très difficile et il faudrait beaucoup plus de temps pour tout remonter.
— Je poursuis donc, nous étions destinés à grossir les rangs des factions de « Jebhate Al-Nosra » du côté d’Alep. J’étais très malheureux, vu que je me trouvais par accident dans ce piège qui ne cessait de se refermer sur moi en me broyant les entrailles. Je mourais en silence et à petit feu avec la hantise de subir une dépression nerveuse à tout moment. J’étais vraiment dans de beaux draps, mais la bonté du Seigneur était là ; il me fit tomber malade la veille de notre transfert de l’autre côté de la frontière. Une providentielle intoxication alimentaire me permit in extremis d’éviter le maquis syrien. Je fus admis à un hôpital de campagne où je rencontrai le médecin que voici.
— Oui, je me souviens de cette nuit-là. Très mal en point, on ne donnait pas cher de ta peau.
— Au fait, Mohssen, de quelle région es-tu natif en Syrie ?
— Je suis aleppin de souche, Monsieur Yatim.
C’est la première fois de ma vie que je quitte ma ville chérie et ma belle patrie. Seulement, je m’estime heureux d’être parmi mes frères en Algérie et je pleure ceux que j’ai laissés en Syrie. Mon cœur balance entre ma famille, mes amis et tous les citoyens de mon pays.
— L’exil est une épreuve difficile. On ne prend conscience de l’amour du pays que lorsqu’on a ce regret persistant de la terre natale qui nous cause une certaine langueur, une immense nostalgie.
— Oh, Yatim ! Je donnerais cher pour retrouver mon Alep, cette perle de la vie que l’incurie des uns et l’obscurantisme des autres ont transformée en véritable écurie.
Alep la musulmane fut assiégée lors des croisades, mais ne fut jamais conquise. Cependant, elle dut payer un lourd tribut lorsqu’elle fut complètement dévastée par un terrible tremblement de terre. Cette cité, cinq fois millénaire, subit la crise syrienne dans toute son horreur, parce qu’elle en est le cœur. Sa malchance réside dans sa géographie, parce qu’elle fait partie de cette région limitrophe de la frontière où un certain islamisme déguisé nourrit tant d’hostilité à son égard. Habitée sans interruption depuis le troisième siècle avant Jésus-Christ, elle respire l’histoire de l’humanité entière. À mi-chemin entre l’Euphrate et la côte, elle constitue une voie de choix entre la méditerranée et la Mésopotamie d’où elle tire sa situation de ville stratégique du pays. Classée au patrimoine mondial par l’UNESCO, elle regorge d’une richesse culturelle inestimable.
Yatim savait qu’il ne pourrait jamais retracer l’itinéraire de la cité, car la région a vu se succéder une multitude de royaumes et de dynasties. D’ailleurs, le conflit ou plutôt la guerre qui secoue la Syrie actuelle n’est que le prolongement de cette histoire ô combien profonde, riche et variée.
La belle Alep connut un âge aussi tragique qu’éblouissant en passant d’Alexandre le Grand à Pompée pour rejoindre la période faste de la République romaine avant de devenir musulmane et d’atteindre son apogée. Plusieurs fois prise d’assaut durant son parcours mouvementé, elle dut rendre le tablier au treizième siècle devant la férocité des Mongols qui décimèrent juifs et musulmans. Au dix-neuvième, le canal de Suez, le choléra, la peste et la déliquescence des Ottomans vont se liguer pour sonner le glas pour l’indomptable Alep. Néanmoins, elle tire toujours sa révérence tant que le monde se savonne encore à l’aide de sa formidable invention.
— Incurie ? Ai-je bien entendu, ami Mohssen ? Demanda Yatim après quelques secondes de réflexions.
— Hélas, « si » Yatim ! Oui, tu as très bien entendu. Alep a été victime d’une grande défection des pouvoirs publics, d’un désengagement de l’État au moment critique, d’un délaissement fatal qui a coûté cher à la ville millénaire.
— Ah bon ! À ce point ?
Yatim était un peu au courant de ce qui s’était réellement passé tout au début de la rébellion dans cette partie de la Syrie. Seulement, il avait besoin de confirmer certaines informations compte tenu de l’abondance de rumeurs, parfois contradictoires, circulant à tort et à travers. Il n’était plus aisé de séparer le véritable grain de l’ivraie. En son for intérieur, il refusait de reconnaître ces soulèvements armés comme autant d’authentiques révolutions.
— Le régime syrien est loin d’être démocratique, il ne l’a jamais été du temps de feu Hafez Al-Assad ; il a toujours gouverné par la force, c’est une vraie dictature en fait.
— Écoute Mohssen, la Syrie est à l’image des autres pays arabes, mais avec une certaine particularité cependant. Il faut reconnaître qu’elle a pu atteindre des taux remarquables en matière de développement économique dans tous les domaines.
Elle a réalisé l’autosatisfaction alimentaire et réussi à produire ses propres médicaments en sus d’une percée dans l’industrie militaire. J’ose te rappeler aussi qu’il n’est pas aisé de gérer un État multiethnique et qui plus est, sous-développé. Le cas du Liban est on ne peut plus un exemple frappant.
— Nous aurions pu être mieux développés. Malheureusement, les erreurs d’aiguillage ont beaucoup handicapé le devenir du pays. Les Syriens sont des gens tolérants, simples et faciles à vivre. Dommage que les gouvernants ne soient pas à la hauteur de ce peuple brave et méritant.
— Hep, doucement, l’ami ! Tu me déroutes avec ce sujet, je préfère que nous retournions à nos moutons. Je souhaite que tu m’éclaires sur les débuts des manifestations, sur les acteurs, les meneurs, ceux qui tiraient les ficelles, qui poussaient à l’enlisement.
— Wallah, Monsieur Yatim, on ne peut comprendre le conflit syrien sans parler du régime. Il est la source de tous nos maux. Il a tout fait basculer. Au commencement, ce fut Daraa la martyre ! Les citoyens, manifestant pacifiquement, furent reçus par les balles assassines de la junte au pouvoir, ensuite tout se propagea comme une traînée de poudre aux autres villes et villages du pays.
Yatim savait que Mohssen était sincère. Seulement, la réalité était tout autre et celui-ci était loin de la vérité.
— N’as-tu jamais entendu parler de CANVAS, mon ami ?
— Non, je devrais ?
— CANVAS et OTPOR, moi j’en sais quelque chose, intervint le professeur du fond de son observatoire.
— Alors, dresse-nous un petit tableau pour nous mettre dans le bain, suggéra Yatim à Debouza qui s’étira en émergeant de son assoupissement forcé sous le regard curieux et intéressé de Mohssen.
Quant à Walid, il semblait vivre dans une autre planète. Bâillant à l’enfer, il ne cessait de draguer le sommeil qui l’habitait déjà.
— Center for Applied Non Violent Action and Strategies, connu sous l’acronyme de « CANVAS », dit le professeur, est en fait un « Think Tank » spécialisé en savoir-faire révolutionnaire dont les bureaux sont situés en Serbie. Si vous avez fait attention lors des manifestations au Caire en 2011, vous auriez remarqué que de jeunes Égyptiens arboraient des emblèmes avec un poing blanc sur un fond noir.
Eh bien ! Mes chers amis, cela renvoyait au mouvement de résistance OTPOR dont le fondateur n’est autre que le directeur de CANVAS. Cet organisme offre des cours d’actions non violentes dans le but de déstabiliser, voire faire tomber des régimes autoritaires.
— Qui peut bénéficier de ces cours ? Comment procède-t-on ? Demanda fiévreusement Mohssen qui venait de se souvenir qu’il avait vu ces symboles lors des manifestations égyptiennes.
— Tous les opposants et activistes ainsi que tous les partis dits démocratiques peuvent prétendre à cet enseignement qui est même dispensé à des organisations internationales. Le but vise la libération des masses de la peur nourrie à l’endroit des dictatures. Cependant, il est à noter que CANVAS ne travaille en principe qu’avec des groupes dont l’histoire est non violente.
— Si je comprends bien, les Syriens auraient pu bénéficier de l’aide de cet organisme, puisqu’au départ, les manifestations étaient purement pacifiques ?
— Je vais te surprendre Mohssen ! La révolte en Syrie a été en partie l’œuvre de ce mouvement à la façade anodine, intervint Yatim à brûle-pourpoint. Sache que la CIA ne finance pas OTPOR pour les beaux yeux des peuples opprimés et encore moins les Arabes.
— Oui, je confirme les propos de Yatim. CANVAS a été créé dans le but de fomenter des troubles et d’y injecter des individus formés à cet égard pour encadrer, mener, galvaniser et enfiévrer les foules jusqu’à un point de non-retour. À partir de là, interviennent les groupes spécialisés pour semer le désordre et commettre l’irréparable.
— Dois-je comprendre, professeur, que des gens, manipulés par des services étrangers, mènent des actions au seul but du pourrissement ?
— Exactement, monsieur Mohssen ! Seulement, il faut reconnaître que nos pays représentent des cibles privilégiées pour ces filières bien rodées. Ceux qui nous gouvernent ne perdent pas un instant pour leur donner l’occasion de s’ingérer de nos affaires. Ajoutons à cela l’ignorance et l’inculture de nos peuples qui sont conduits comme des moutons de Panurge, le tableau n’est guère reluisant.
— J’ajoute sans risque de me tromper que tous les réseaux sociaux éparpillés à travers la toile sont loin d’être innocents ainsi que la majorité des organisations non gouvernementales, lança Yatim en appui aux propos du professeur.
— Oui, les forces étrangères ont toujours bon dos. Chaque fois, on colle tous nos maux à cet ennemi éternel. Les Syriens ont tellement souffert de cette dictature innommable qu’ils ont sauté sur l’occasion quand celle-ci s’est présentée. Il ne fallait surtout pas la laisser passer d’autant plus que les conditions favorables étaient enfin réunies : un climat international approbateur et compatissant, une ambiance arabe avantageuse et révoltée, un peuple surchauffé prêt à mourir pour sa liberté. Tous les ingrédients propices à une révolution étaient fin prêts pour une explosion. La Tunisie fut le cordon détonnant, la Libye le détonateur.
— Je te l’accorde, tu as entièrement raison, cher ami. En effet, la faute première incombe à ces régimes mafieux et sclérosés, imperméables à toute réforme. Inféodés à certaines puissances, ils défendent leurs intérêts au détriment de ceux des gens qu’ils gouvernent. Pire encore, ils sont capables de sacrifier leurs populations pour assurer la survie de leurs pouvoirs pourris.
— Je ne te le fais pas dire, Yatim. Ils ont tiré à bout portant sur les manifestants. Les hommes de main de Bachar et ceux du Baath ont commis beaucoup d’exactions. Tu ne peux pas imaginer toutes les atrocités perpétrées contre les personnes non armées sans parler des disparitions, des viols et des violations caractérisées des droits de l’homme. En prison, la torture érigée en dogme est systématisée.
— Je ne crois pas que le régime soit assez bête pour tirer sur les foules à balles réelles, alors que les yeux du monde sont braqués sur la scène syrienne. Je pense qu’il faut chercher du côté des parties qui ont intérêt à ce que les choses basculent en Syrie.
— Mais Yatim, j’ai vu de mes propres yeux des gens blessés par balle que j’ai soignés à l’hôpital.
— Oui, malheureusement ! Les esprits étaient chauffés à blanc et le chaudron était prêt à exploser, il suffisait de mettre le feu pour tout faire éclater. Les ennemis d’aujourd’hui sont les mêmes d’hier. Ils ont réussi à dresser la population, frère contre frère, et à injecter des meurtriers ramenés de la Terre entière, répliqua Yatim d’un ton amer.
— Hé, Yatim ! On ne va pas rester toute la nuit là-dessus. Il faut passer à autre chose, le sommeil s’invite et le temps s’écoule vite, lança le professeur.
— Tu sais, Yatim, au début, il n’y avait que des Syriens qui manifestaient pacifiquement, mais quand le régime a opté pour l’escalade, les gens n’avaient plus le choix. Ils ont appliqué la réponse du berger à la bergère du mieux qu’ils le pouvaient et comme le rapport de force leur était défavorable, ils ont accepté l’assistance étrangère.
— Des mercenaires, oui !
Yatim ne cherchait pas à convaincre Mohssen à épouser ses thèses. Il partait de l’idée que les Syriens avaient d’autres voies que celle de la violence. Ils auraient pu maintenir leur révolte pacifique jusqu’à obtenir gain de cause et réaliser leurs revendications. Malheureusement, ils ont été savamment manipulés pour prendre les armes contre leur pays. On leur distillait un doux poison en leur faisant croire qu’ils combattaient un régime ennemi, alors qu’ils ne détruisaient que leur propre nation en s’entretuant. Certes, le gouvernement syrien est à blâmer en premier lieu. Celui-ci aurait pu amorcer des réformes opportunément et déjouer ainsi le complot.
Le pouvoir en place n’a pas su tirer profit de l’actualité régnant autour de lui ; il aurait pu prendre les devants afin d’éviter toute dégradation et tuer dans l’œuf toute conspiration.
Quant au peuple syrien, il endosse une grande part de responsabilité. À trop vouloir se libérer, il a décrété sa propre destruction. Une partie de la population s’était même alliée au diable pour mettre à feu et à sang tout le pays.
Yatim cherchait seulement à étayer ses idées et conforter ses convictions. Mohssen constituait une chance inouïe, car non seulement il avait vécu réellement les événements, mais était aussi un homme instruit avec lequel l’on pouvait dialoguer. Il venait bien à propos afin de corroborer ou infirmer les informations véhiculées par certains médias lourds et une presse anti-syrienne mobilisée.
— Il faut connaître Alep et ses habitants, Yatim ! Ils sont braves et honnêtes, de vrais citoyens, incapables de trahison. Malheureusement, le pouvoir syrien, aux premières escarmouches, a utilisé toutes ses forces contre les Aleppins sans aucune distinction. Le plus grave, il a livré la ville aux terroristes en laissant les gens se débattre dans un véritable cauchemar. Nous ne pouvions en tant que médecins que coopérer avec l’Armée libre et Jebhate Al-Nosra.
Au début, avant que les brigades étrangères ne s’installent parmi nous, je travaillais à l’hôpital sans contraintes, mais dès que les troupes syriennes évacuèrent les lieux, je fus obligé d’obtempérer aux ordres des nouveaux maîtres.
Je compris qu’il ne fallait surtout pas jouer aux héros d’autant plus que les temps étaient devenus trop dangereux pour les sympathisants de l’autre camp. D’ailleurs, la chasse aux sorcières avait déjà commencé et beaucoup de gens sincères l’avaient payé de leur vie. On m’avait forcé à assister à plusieurs exécutions publiques décidées arbitrairement comme au temps de l’inquisition. On organisait des procès bidon et expéditifs auxquels on conviait les habitants. C’était des spectacles horribles et affreux ! Puis vint ce que je redoutais le plus ! On m’enrôla comme toubib dans une unité de combat nouvellement créée dont les membres étaient en majorité des étrangers…

Benak in Syrie, Enfer et Paradis-2013

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