Yatim ne comprenait pas
pourquoi on troquait sa dignité humaine et son honnêteté intellectuelle contre
une liasse de billets en faveur de l’injustice et l’iniquité. Si au moins cela
servait une cause noble, cela aurait été acceptable. Mais au détriment des
idéaux de justice, cela relevait d’un véritable abâtardissement. Cet algérien
ne cessait d’exceller dans la turpitude de sa pensée ; il récidivait du fond de
son esprit décadent en assurant que des officiels Tunisiens lui avaient
certifié que tout ce qui a été colporté çà et là à propos des djihadistes
tunisiennes (djihad du sexe) n’était que manipulation et propagande du régime
syrien. Pauvre plumitif ! Que fais-tu de la pauvre Inès ? Elle n’a que quinze
ans quand un illuminé salafiste l’embobine. Il l’épouse, l’endoctrine et
l’emmène en Syrie participer à sa façon au djihad commandité par tes
pourvoyeurs. Cent cinquante-deux nervis qui font partie des sectes terroristes
que tu couvres la violent sans merci. Atteinte de sida et enceinte, elle
débarque en Tunisie où elle squatte les escaliers pour ruminer sa descente aux
enfers. Il contredisait le ministre tunisien de l’Intérieur lui-même. Celui-ci
avait confirmé en personne les faits devant les membres de l’Assemblée
constituante. En effet, il avait déclaré que des filles revenaient engrossées
de Syrie. Finalement et tout compte fait, de quels officiels parlait cet
individu ?
— Je comprends ton
inquiétude et mesure l’ampleur de ton désarroi. Je connais ce sentiment de peur
quand on est ramassé seul au fond de soi-même sans personne autour pour vous
secourir. Je connais cet abattement qui conduit inéluctablement à la
prostration, car isolé, on ne trouve aucun soutien sur lequel compter ou auquel
se confier.
— Oui Yatim, j’étais
souvent à plat et j’ai même pensé au suicide. Cela dépassait l’entendement !
C’était infernal !
Walid était gagné par
l’émotion et sa voix devenue chevrotante trahissait une profonde amertume. Des
choses horribles se disputaient sa mémoire et son esprit, il se tut encore une
fois, profondément bouleversé.
— Écoute Walid, s’il
t’est pénible de continuer, on arrête et on laisse pour une autre fois, lorsque
tu seras d’aplomb et bien préparé.
— Trop de souvenirs
m’accaparent en ce moment et m’asphyxient, mais je vais opérer des raccourcis
pour laisser place à Mohssen qui saurait mieux que moi tout raconter.
— À ton aise, cher ami.
Tu as vécu une étape très difficile et il faudrait beaucoup plus de temps pour
tout remonter.
— Je poursuis donc,
nous étions destinés à grossir les rangs des factions de « Jebhate
Al-Nosra » du côté d’Alep. J’étais très malheureux, vu que je me trouvais
par accident dans ce piège qui ne cessait de se refermer sur moi en me broyant
les entrailles. Je mourais en silence et à petit feu avec la hantise de subir
une dépression nerveuse à tout moment. J’étais vraiment dans de beaux draps,
mais la bonté du Seigneur était là ; il me fit tomber malade la veille de notre
transfert de l’autre côté de la frontière. Une providentielle intoxication
alimentaire me permit in extremis d’éviter le maquis syrien. Je fus admis à un
hôpital de campagne où je rencontrai le médecin que voici.
— Oui, je me souviens
de cette nuit-là. Très mal en point, on ne donnait pas cher de ta peau.
— Au fait, Mohssen, de
quelle région es-tu natif en Syrie ?
— Je suis aleppin de
souche, Monsieur Yatim.
C’est la première fois de ma
vie que je quitte ma ville chérie et ma belle patrie. Seulement, je m’estime
heureux d’être parmi mes frères en Algérie et je pleure ceux que j’ai laissés
en Syrie. Mon cœur balance entre ma famille, mes amis et tous les citoyens de
mon pays.
— L’exil est une
épreuve difficile. On ne prend conscience de l’amour du pays que lorsqu’on a ce
regret persistant de la terre natale qui nous cause une certaine langueur, une
immense nostalgie.
— Oh, Yatim ! Je
donnerais cher pour retrouver mon Alep, cette perle de la vie que l’incurie des
uns et l’obscurantisme des autres ont transformée en véritable écurie.
Alep la musulmane fut
assiégée lors des croisades, mais ne fut jamais conquise. Cependant, elle dut
payer un lourd tribut lorsqu’elle fut complètement dévastée par un terrible
tremblement de terre. Cette cité, cinq fois millénaire, subit la crise syrienne
dans toute son horreur, parce qu’elle en est le cœur. Sa malchance réside dans
sa géographie, parce qu’elle fait partie de cette région limitrophe de la
frontière où un certain islamisme déguisé nourrit tant d’hostilité à son égard.
Habitée sans interruption depuis le troisième siècle avant Jésus-Christ, elle
respire l’histoire de l’humanité entière. À mi-chemin entre l’Euphrate et la
côte, elle constitue une voie de choix entre la méditerranée et la Mésopotamie
d’où elle tire sa situation de ville stratégique du pays. Classée au patrimoine
mondial par l’UNESCO, elle regorge d’une richesse culturelle inestimable.
Yatim savait qu’il ne
pourrait jamais retracer l’itinéraire de la cité, car la région a vu se
succéder une multitude de royaumes et de dynasties. D’ailleurs, le conflit ou
plutôt la guerre qui secoue la Syrie actuelle n’est que le prolongement de
cette histoire ô combien profonde, riche et variée.
La belle Alep connut un âge
aussi tragique qu’éblouissant en passant d’Alexandre le Grand à Pompée pour
rejoindre la période faste de la République romaine avant de devenir musulmane
et d’atteindre son apogée. Plusieurs fois prise d’assaut durant son parcours
mouvementé, elle dut rendre le tablier au treizième siècle devant la férocité
des Mongols qui décimèrent juifs et musulmans. Au dix-neuvième, le canal de
Suez, le choléra, la peste et la déliquescence des Ottomans vont se liguer pour
sonner le glas pour l’indomptable Alep. Néanmoins, elle tire toujours sa
révérence tant que le monde se savonne encore à l’aide de sa formidable
invention.
— Incurie ? Ai-je bien
entendu, ami Mohssen ? Demanda Yatim après quelques secondes de réflexions.
— Hélas,
« si » Yatim ! Oui, tu as très bien entendu. Alep a été victime d’une
grande défection des pouvoirs publics, d’un désengagement de l’État au moment
critique, d’un délaissement fatal qui a coûté cher à la ville millénaire.
— Ah bon ! À ce point ?
Yatim était un peu au
courant de ce qui s’était réellement passé tout au début de la rébellion dans
cette partie de la Syrie. Seulement, il avait besoin de confirmer certaines
informations compte tenu de l’abondance de rumeurs, parfois contradictoires,
circulant à tort et à travers. Il n’était plus aisé de séparer le véritable
grain de l’ivraie. En son for intérieur, il refusait de reconnaître ces
soulèvements armés comme autant d’authentiques révolutions.
— Le régime syrien est
loin d’être démocratique, il ne l’a jamais été du temps de feu Hafez Al-Assad ;
il a toujours gouverné par la force, c’est une vraie dictature en fait.
— Écoute Mohssen, la
Syrie est à l’image des autres pays arabes, mais avec une certaine particularité
cependant. Il faut reconnaître qu’elle a pu atteindre des taux remarquables en
matière de développement économique dans tous les domaines.
Elle a réalisé
l’autosatisfaction alimentaire et réussi à produire ses propres médicaments en
sus d’une percée dans l’industrie militaire. J’ose te rappeler aussi qu’il
n’est pas aisé de gérer un État multiethnique et qui plus est, sous-développé.
Le cas du Liban est on ne peut plus un exemple frappant.
— Nous aurions pu être
mieux développés. Malheureusement, les erreurs d’aiguillage ont beaucoup
handicapé le devenir du pays. Les Syriens sont des gens tolérants, simples et
faciles à vivre. Dommage que les gouvernants ne soient pas à la hauteur de ce
peuple brave et méritant.
— Hep, doucement,
l’ami ! Tu me déroutes avec ce sujet, je préfère que nous retournions à nos
moutons. Je souhaite que tu m’éclaires sur les débuts des manifestations, sur
les acteurs, les meneurs, ceux qui tiraient les ficelles, qui poussaient à
l’enlisement.
— Wallah, Monsieur
Yatim, on ne peut comprendre le conflit syrien sans parler du régime. Il est la
source de tous nos maux. Il a tout fait basculer. Au commencement, ce fut Daraa
la martyre ! Les citoyens, manifestant pacifiquement, furent reçus par les
balles assassines de la junte au pouvoir, ensuite tout se propagea comme une
traînée de poudre aux autres villes et villages du pays.
Yatim savait que Mohssen
était sincère. Seulement, la réalité était tout autre et celui-ci était loin de
la vérité.
— N’as-tu jamais
entendu parler de CANVAS, mon ami ?
— Non, je devrais ?
— CANVAS et OTPOR, moi
j’en sais quelque chose, intervint le professeur du fond de son observatoire.
— Alors, dresse-nous un
petit tableau pour nous mettre dans le bain, suggéra Yatim à Debouza qui
s’étira en émergeant de son assoupissement forcé sous le regard curieux et
intéressé de Mohssen.
Quant à Walid, il semblait
vivre dans une autre planète. Bâillant à l’enfer, il ne cessait de draguer le
sommeil qui l’habitait déjà.
— Center for Applied
Non Violent Action and Strategies, connu sous l’acronyme de
« CANVAS », dit le professeur, est en fait un « Think
Tank » spécialisé en savoir-faire révolutionnaire dont les bureaux sont
situés en Serbie. Si vous avez fait attention lors des manifestations au Caire
en 2011, vous auriez remarqué que de jeunes Égyptiens arboraient des emblèmes
avec un poing blanc sur un fond noir.
Eh bien ! Mes chers amis,
cela renvoyait au mouvement de résistance OTPOR dont le fondateur n’est autre
que le directeur de CANVAS. Cet organisme offre des cours d’actions non
violentes dans le but de déstabiliser, voire faire tomber des régimes
autoritaires.
— Qui peut bénéficier
de ces cours ? Comment procède-t-on ? Demanda fiévreusement Mohssen qui venait
de se souvenir qu’il avait vu ces symboles lors des manifestations égyptiennes.
— Tous les opposants et
activistes ainsi que tous les partis dits démocratiques peuvent prétendre à cet
enseignement qui est même dispensé à des organisations internationales. Le but
vise la libération des masses de la peur nourrie à l’endroit des dictatures.
Cependant, il est à noter que CANVAS ne travaille en principe qu’avec des
groupes dont l’histoire est non violente.
— Si je comprends bien,
les Syriens auraient pu bénéficier de l’aide de cet organisme, puisqu’au
départ, les manifestations étaient purement pacifiques ?
— Je vais te surprendre
Mohssen ! La révolte en Syrie a été en partie l’œuvre de ce mouvement à la
façade anodine, intervint Yatim à brûle-pourpoint. Sache que la CIA ne finance
pas OTPOR pour les beaux yeux des peuples opprimés et encore moins les Arabes.
— Oui, je confirme les
propos de Yatim. CANVAS a été créé dans le but de fomenter des troubles et d’y
injecter des individus formés à cet égard pour encadrer, mener, galvaniser et
enfiévrer les foules jusqu’à un point de non-retour. À partir de là,
interviennent les groupes spécialisés pour semer le désordre et commettre
l’irréparable.
— Dois-je comprendre,
professeur, que des gens, manipulés par des services étrangers, mènent des
actions au seul but du pourrissement ?
— Exactement, monsieur
Mohssen ! Seulement, il faut reconnaître que nos pays représentent des cibles
privilégiées pour ces filières bien rodées. Ceux qui nous gouvernent ne perdent
pas un instant pour leur donner l’occasion de s’ingérer de nos affaires.
Ajoutons à cela l’ignorance et l’inculture de nos peuples qui sont conduits
comme des moutons de Panurge, le tableau n’est guère reluisant.
— J’ajoute sans risque
de me tromper que tous les réseaux sociaux éparpillés à travers la toile sont
loin d’être innocents ainsi que la majorité des organisations non
gouvernementales, lança Yatim en appui aux propos du professeur.
— Oui, les forces
étrangères ont toujours bon dos. Chaque fois, on colle tous nos maux à cet
ennemi éternel. Les Syriens ont tellement souffert de cette dictature
innommable qu’ils ont sauté sur l’occasion quand celle-ci s’est présentée. Il
ne fallait surtout pas la laisser passer d’autant plus que les conditions
favorables étaient enfin réunies : un climat international approbateur et
compatissant, une ambiance arabe avantageuse et révoltée, un peuple surchauffé
prêt à mourir pour sa liberté. Tous les ingrédients propices à une révolution
étaient fin prêts pour une explosion. La Tunisie fut le cordon détonnant, la
Libye le détonateur.
— Je te l’accorde, tu
as entièrement raison, cher ami. En effet, la faute première incombe à ces
régimes mafieux et sclérosés, imperméables à toute réforme. Inféodés à
certaines puissances, ils défendent leurs intérêts au détriment de ceux des
gens qu’ils gouvernent. Pire encore, ils sont capables de sacrifier leurs
populations pour assurer la survie de leurs pouvoirs pourris.
— Je ne te le fais pas
dire, Yatim. Ils ont tiré à bout portant sur les manifestants. Les hommes de
main de Bachar et ceux du Baath ont commis beaucoup d’exactions. Tu ne peux pas
imaginer toutes les atrocités perpétrées contre les personnes non armées sans
parler des disparitions, des viols et des violations caractérisées des droits
de l’homme. En prison, la torture érigée en dogme est systématisée.
— Je ne crois pas que
le régime soit assez bête pour tirer sur les foules à balles réelles, alors que
les yeux du monde sont braqués sur la scène syrienne. Je pense qu’il faut
chercher du côté des parties qui ont intérêt à ce que les choses basculent en
Syrie.
— Mais Yatim, j’ai vu
de mes propres yeux des gens blessés par balle que j’ai soignés à l’hôpital.
— Oui,
malheureusement ! Les esprits étaient chauffés à blanc et le chaudron était
prêt à exploser, il suffisait de mettre le feu pour tout faire éclater. Les
ennemis d’aujourd’hui sont les mêmes d’hier. Ils ont réussi à dresser la
population, frère contre frère, et à injecter des meurtriers ramenés de la
Terre entière, répliqua Yatim d’un ton amer.
— Hé, Yatim ! On ne va
pas rester toute la nuit là-dessus. Il faut passer à autre chose, le sommeil
s’invite et le temps s’écoule vite, lança le professeur.
— Tu sais, Yatim, au
début, il n’y avait que des Syriens qui manifestaient pacifiquement, mais quand
le régime a opté pour l’escalade, les gens n’avaient plus le choix. Ils ont
appliqué la réponse du berger à la bergère du mieux qu’ils le pouvaient et
comme le rapport de force leur était défavorable, ils ont accepté l’assistance
étrangère.
— Des mercenaires,
oui !
Yatim ne cherchait pas à
convaincre Mohssen à épouser ses thèses. Il partait de l’idée que les Syriens
avaient d’autres voies que celle de la violence. Ils auraient pu maintenir leur
révolte pacifique jusqu’à obtenir gain de cause et réaliser leurs
revendications. Malheureusement, ils ont été savamment manipulés pour prendre
les armes contre leur pays. On leur distillait un doux poison en leur faisant
croire qu’ils combattaient un régime ennemi, alors qu’ils ne détruisaient que
leur propre nation en s’entretuant. Certes, le gouvernement syrien est à blâmer
en premier lieu. Celui-ci aurait pu amorcer des réformes opportunément et
déjouer ainsi le complot.
Le pouvoir en place n’a pas
su tirer profit de l’actualité régnant autour de lui ; il aurait pu prendre les
devants afin d’éviter toute dégradation et tuer dans l’œuf toute conspiration.
Quant au peuple syrien, il
endosse une grande part de responsabilité. À trop vouloir se libérer, il a
décrété sa propre destruction. Une partie de la population s’était même alliée
au diable pour mettre à feu et à sang tout le pays.
Yatim cherchait seulement à
étayer ses idées et conforter ses convictions. Mohssen constituait une chance
inouïe, car non seulement il avait vécu réellement les événements, mais était
aussi un homme instruit avec lequel l’on pouvait dialoguer. Il venait bien à
propos afin de corroborer ou infirmer les informations véhiculées par certains
médias lourds et une presse anti-syrienne mobilisée.
— Il faut connaître
Alep et ses habitants, Yatim ! Ils sont braves et honnêtes, de vrais citoyens,
incapables de trahison. Malheureusement, le pouvoir syrien, aux premières
escarmouches, a utilisé toutes ses forces contre les Aleppins sans aucune
distinction. Le plus grave, il a livré la ville aux terroristes en laissant les
gens se débattre dans un véritable cauchemar. Nous ne pouvions en tant que
médecins que coopérer avec l’Armée libre et Jebhate Al-Nosra.
Au début, avant que les
brigades étrangères ne s’installent parmi nous, je travaillais à l’hôpital sans
contraintes, mais dès que les troupes syriennes évacuèrent les lieux, je fus
obligé d’obtempérer aux ordres des nouveaux maîtres.
Je compris qu’il ne fallait
surtout pas jouer aux héros d’autant plus que les temps étaient devenus trop dangereux
pour les sympathisants de l’autre camp. D’ailleurs, la chasse aux sorcières
avait déjà commencé et beaucoup de gens sincères l’avaient payé de leur vie. On
m’avait forcé à assister à plusieurs exécutions publiques décidées
arbitrairement comme au temps de l’inquisition. On organisait des procès bidon
et expéditifs auxquels on conviait les habitants. C’était des spectacles
horribles et affreux ! Puis vint ce que je redoutais le plus ! On m’enrôla
comme toubib dans une unité de combat nouvellement créée dont les membres étaient
en majorité des étrangers…
Benak in Syrie, Enfer et Paradis-2013
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