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samedi 27 février 2016

L'imposture de l'amour

Il était dix-huit heures à l’écran de l’ordinateur que Salim venait de mettre sous tension, dans sa chambre qu’il avait regagnée après avoir longtemps erré à travers les rues de la ville. Il avait passé presque la moitié de la journée à tourner en rond, ne sachant où aller, tellement l’ennui et le dégoût occupaient son âme et son esprit. Salim était un jeune homme très simple, aimant la vie. Un beau brun portant bien ses vingt ans. C’était aussi un brillant étudiant et un mordu de la littérature. Le verbe et ses tournures le fascinaient tellement qu’il était devenu amoureux de la poésie. Il taquinait la rime à ses heures perdues et ses poèmes étaient d’excellente facture. Cependant, sans être vraiment malheureux, Salim n’était point heureux. En tout cas, il ressentait une certaine mélancolie qui ne le quittait plus d’ailleurs, depuis que son esprit avait adopté une charmante invitée. Le comportement de Salim était on ne peut plus exemplaire, mais quelque chose d’étrange et de mystérieux venait de transformer son regard qui ne voyait plus les choses comme avant ; il les appréhendait sous leurs nouveaux visages.

 Chaque fois que la dépression et l’ennui prenaient possession de lui, il éprouvait le besoin de le crier sur les toits. Toutefois, son orgueil très poussé l’empêchait d’esquiver ainsi les murs de l’angoisse en lui interdisant pareil exutoire. Alors, il se rabattait sur l’écran qui avait cependant bon dos pour le soustraire à son mal intérieur et boire ses exsudations mentales. Il avait le don de ne lui opposer que sa chair douce et accueillante loin du syndrome de la page blanche. Le clavier traduisant ses pensées, il écrivait :
« À toi pour qui la pensée se tourmente et le cœur fermente. À toi pour qui les chemins qui montent ne sont finalement qu’une morne descente tellement l’amour a honte et sa déclaration offensante. À toi qui vis autant que moi cette existence où le silence est de bon aloi et la parole une vaine souffrance. À toi par qui se démultiplie ma chance et se fige mon espérance. Cela ferait bientôt une année depuis que nous nous sommes connus et même si nos routes ne se croisent plus comme avant, je ne cesse de penser toujours à ce « nous » que nous avions voulu nôtre et que j’ai voulu « autre ». Je le désirais différent de celui qui se voulait être le fils, cet apôtre incontournable de notre mentalité. Depuis, mon âme est toujours pleine de toi, de jour comme de nuit, non que mon amour soit trop grand ou que tu sois sublime, mais parce que ma vie s’apparente à toi et je ne saurais vivre sans ce délire.

Quand mon âme est pleine de toi, dehors il fait si froid et dans ma peau je me sens à l’étroit. La peine s’enroule autour de moi comme si la solitude était à l’endroit et moi un intrus, un hors-la-loi.

Quand mon âme est pleine de toi, elle se renverse en moi comme une chaloupe et je sens venir à moi tout l’océan que je dois boire, coupe après coupe, jusqu’à la dernière goutte.

Quand mon âme est pleine de toi, même le ciel baisse ses frocs et je sens les excréments de la terre me pénétrer par tous les pores. J’avale tout de travers, même la tristesse qui me dévore.

Quand mon âme est pleine de toi, je sens monter en moi tous les effluves du temps, se liguer contre moi tous les cauchemars et démons en remuant dans mon cœur leurs couteaux et lessivant dans ma gorge leurs baveux volcans. Je deviens alors plaie et tu deviens bourreau.

Quand mon âme est pleine de toi, ma seule défense s’en va en pleurs et tous les malheurs de la terre ne trouvent leur écho qu’en moi. Face à l’immensité de cet océan, je n’ai que cette douleur étrange qui, amère comme un sanglot, me saisit soudain à la gorge. Je m’accroche de toute la force de mes ans à cette goutte d’eau qui quitte, doucement, mes yeux sous le regard béant de mon cœur où il pleut d’amers pleurs.

C’est dans ce triste état que mon âme s’insurge d’abord contre moi, contre ma paresse et mon manque de perspicacité, contre ma niaiserie et ma naïveté, contre mes déboires et mes faux espoirs, contre cette société qui me tient prisonnier dans ses fers et là s’impose la question : pourquoi ?
Pourquoi les plaines de ma pensée ne sont-elles fertiles qu’à ton blé ?
Pourquoi les cils des nuages sont-ils jaloux de l’encre de tes yeux ?
Pourquoi le toit de mon ciel crie-t-il le besoin de ton bleu ?
Pourquoi la vie à pas de loup est-elle un poison dans mes veines ?
Pourquoi le temps fou chevauche-t-il sur le dos de mes peines ?
Pourquoi les portes de mon cœur ne cèdent-elles qu’à la clef de ton sourire ? Et m’enferment souvent sans toi dans leur prison ?
Pourquoi, à l’étroit de mon âme pleine de toi, déclamé-je le verbe qui sied le plus à mon toit et à mon drame à la fois ?
Pourquoi le jour s’ombre-t-il de nuit quand le goût amer de l’absence est le seul vizir du palais ?
Pourquoi la nuit tient-elle éveillé mon monde quand celui – ci ne demande qu’un oreiller ?
Pourquoi le silence est-il le mauvais présage de ta présence ?
Pourquoi es-tu femme de mon peut-être quand le possible est nul parfois, et malgré mon âme de poète, le destin n’est absolument pas un choix ?
Pourquoi faut-il que je sois pour que cœur et âme se fouettent ? Est-ce ainsi que va la suprême loi ? Là, où le sort nous jette ? »

En te rencontrant, j’ai découvert l’amour. En t’aimant, j’ai connu la douleur. Celle-ci ne me quitte plus, étant devenue ma compagne et mon amie. Elle est immense, plus grande que mon cœur et plus petite que l’animalcule dans mon esprit. C’est dans ce paradoxe que ma vie se meut en attendant que le jour se lève avec un nouveau soleil, éclairant enfin l’ombre qui sous-tend ma joie en minant les assises du bonheur éphémères. Nous sommes victimes tous les deux d’un même mal issu d’un même système. Nous sommes le résultat de l’interaction de trop de facteurs exogènes qui nous façonnent, malaxent, règlent, assiègent, calibrent, ordonnent, surveillent et arraisonnent. Je veux que cet écrit soit le cristal par lequel se répercute la lumière. Je désire qu’il soit l’incidence merveilleuse de ce soleil que je porte à bout de bras pour qu’enfin se brisent toutes les chaînes qui nous lient et nous retiennent dans le bagne de la déchéance et de l’obscurantisme. Je veux qu’il soit le glaive libérateur pourfendant la bêtise humaine, son hypocrisie et sa traîtrise, sa méchanceté et sa mainmise.

 Je pense à toi et je repense à nous. Nous aurions pu être les vainqueurs, alors nous aurions dressé les prémices à de nouvelles valeurs. Nous aurions été les pionniers d’un Nouveau Monde ; nous aurions été ses instigateurs et ses conquérants. Je t’écris pour te dire, avec le seul verbe que j’aie de cohérent, que nous avons raté le rendez-vous avec notre chance. Tu étais restée debout sur le quai, et moi j’étais déjà en partance. Une fleur sur le quai d’une gare et une plaie sur une tombe quelque part. À qui revenait la faute ? Au temps évidemment ! Il n’était pas à l’heure. Soit que ce n’était pas encore l’heure, soit qu’il n’était plus l’heure. Finalement, nous sommes condamnés à n’être qu’un homme et une femme. Oui, tu n’es et ne seras qu’une entité, le fruit exotique d’une société crapuleuse et tendancieuse obéissant aveuglément aux lois mécaniques de l’existence. Une entité partisane, victime de l’injustice et de la partialité. Une entité irrationnelle noyée dans des idiomes plus que parfaits portant la négation de son essence, le germe de sa propre implosion.

Tu n’es qu’une donnée historique échappée de l’histoire contrainte, compromise et détournée. Tu es la quintessence de ce qui est, en fait, le plus grand vol de l’Histoire ; une essence métaphysique, platonicienne donc inestimable. Je parlais “humain” et tu parlais “homme – femme”, ainsi avons-nous créé ce différend qui continue à nous épingler sur l’automne de notre aventure humaine.

Je ne suis point en train de philosopher pour le plaisir d’aligner les mots dans de majestueuses paraboles et de beaux oxymores, mais pour te montrer que le mal provient uniquement de moi. En effet, mon approche procède d’un cheminement différent de celui des autres. Cette différence fluctuante et instable demeure vraiment aléatoire, car on ne déserte jamais tout à fait. Je ne suis point hostile à cet ordre établi jusqu’à revendiquer une révolution. Cependant, audacieux dans mes réflexions, je réclame un changement progressif jusqu’à la limite de la perfection. Je ne me veux pas réformateur, mais promoteur d’un nouveau mode de pensée en vue de susciter une transformation évolutive et non une transplantation qui ne peut être que radicale ou du moins sélective. Je dis, pas tout à fait déserteur, car proscrit quand même comme un fruit trop mûr qui éclate en fin de saison, de cette société que j’identifie au pouvoir. Je voudrais être la puissance minant celui-ci de l’intérieur pour provoquer sa mort suicidaire.

Une puissance n’appartenant pas à ce pouvoir, mais à celle du “pouvoir penser”, du “pouvoir faire”, du “pouvoir dire”, du “pouvoir nier” pour enfin arriver au “vouloir – pouvoir”. Quand on veut, on peut ! La famille, l’école, la rue, la propriété, l’État… L’État… C’est cela le pouvoir ! Je voudrais être la puissance qui ne réprime pas, qui n’interdit pas, qui n’emmure pas la voix dans le silence. Le pouvoir intime toujours le silence ! Si la société est le plus grand ennemi de tout ce qui s’apparente à l’humain, alors qui est vraiment son ami ?

Quant à l’amour, il est domestiqué à outrance en ce sens qu’il forme le bandeau par excellence sur le regard de l’esprit pour désarmer sa pertinence. Il y a longtemps que je voulais ôter ce masque hideux qui t’empêche de voir réellement et qui rend par conséquent ton amour aveugle. La société le souhaite toujours aveugle parce qu’elle ne veut pas qu’il regarde là où son pouvoir est vulnérable. Notre seule puissance réside dans cet amour qui est malheureusement noyauté par ledit pouvoir, puisque l’on ne sent pas le prolongement de notre réflexion dans notre bras, dans notre corps. Sais-tu que tu es d’abord ma sœur, mon égale ? Et que je ne saurais exister dans mon corps, mais dans le tien aussi ? J’existe dans tout ce qui forme puissance. Je vis dans les roses qu’on coupe, les arbres qu’on taille, les maisons qu’on construit, les animaux qu’on domestique, qu’on dompte, les rues qu’on asphalte, les discours qu’on prépare et qu’on jette…

Te souviens-tu de notre dernière rencontre ? Moi, je la garde toujours en mémoire, car je ne peux oublier ton regard. Il avait un quelque chose d’étrange et de bizarre et j’y ai lu une certaine frayeur. J’y ai déchiffré l’aberration de ta croyance et l’illogisme de ta foi. L’Histoire nageant dans la bâtardise ! Nous sommes tous nés dans la filiation naturelle des choses, de notre réalité enfantée dans l’adultère. Comme je me sens mieux après m’être exorcisé de ce démon qui m’habitait en envoûtant mon âme, en décrétant mon naufrage. Néanmoins, il me manquera toujours une parole pour extraire l’essence du dire. La société dénature l’homme, le conditionne en dogmatisant son esprit. Elle le tient enfermé dans son carcan, le prive de sa liberté. Pourtant, il lui suffit d’aimer pour faire sauter tous les verrous. Et moi, j’ai aimé ! Quand on aime, on perçoit qu’on est autre que soi. On est le « je » et le « moi » en même temps. Malheureusement, ce n’est qu’un dédoublement imparfait et vulnérable, incohérent et incapable…

Il m’arrive souvent d’être triste comme ce soir où je bois le calice jusqu’à la lie. Je suis triste dans la douleur de mon moi qui s’exerce à un certain sourire. Oui, l’on ne déserte pas tout à fait et pas tout à la fois. Je garde un soupçon de joie enseveli dans les décombres de la mémoire autonome et incoercible. Déserter signifie s’évader aussi, mais pas droit devant, sans regarder derrière ; fuir dans la souplesse, dans du velours, sans faire de bruit et sans faire de casse ; déserter en renâclant et en reniant tous les interdits et toutes les restrictions ; déguerpir en remettant en cause l’ordre établi des choses. Il faut prendre le temps de se dire aussi que si l’on a raison, le voisin d’en face n’a pas forcément tort et essayer de comprendre pour mieux expliquer et trouver la solution. D’ailleurs, il n’existe qu’une meilleure solution, qu’on ne peut comparer, car elle est incomparable. Elle se suffit à elle-même par la véracité de sa réponse ; elle s’impose par la vividité réelle de sa vérité. Cette solution porte un nom : amour. Aimons-nous et tout sera beau ! Hélas ! Cette solution est assagie par le pouvoir qui essaie de la contenir, de l’affaiblir, de l’interdire, de l’étrangler, de l’escamoter pour qu’elle ne soit guère une puissance. Cet élan du cœur et de l’esprit est proscrit, parce qu’il dérange le pouvoir dans ses fondements. C’est « l’amour puissance et la puissance amour »…
  Copyright © 2017 Benaissa Abdelkader
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