Le « caporalisme généralisé » minant les rapports d’une société aux aspirations légitimes créait les conditions de son extinction par procuration. Un peuple sans repères est un peuple voué à la disparition, sinon un peuple tout bonnement désigné à vivre indéfiniment sous tutelle, voire sous administration. Mourad avait horreur de ces gardiens du temple, ces détenteurs de la vérité absolue. Ils s’arrogeaient le droit d’intervenir en brandissant le droit de réponse ou la mise au point pour seulement signifier la chasse gardée du territoire. Ils se targuaient d’être les artisans uniques du bonheur du peuple, celui-ci ne sachant pas trouver le chemin sans leur enseignement et sans leur lumière. Brillants par la bêtise, ils gouvernaient par la médiocrité. Mourad savait que son ambition était en porte à faux avec les idées de la nomenklatura qui l’avait longtemps condamné à n’être qu’un officier supérieur sans avenir. Il n’avait rien à foutre d’un standing de polichinelle où la reconnaissance ne reposait sur aucun mérite, mais sur un seul critère : l’« aplaventrisme ». Il savait que même promu général, avènement d’ailleurs irréalisable, les choses ne changeraient pas d’un iota. Le mal pernicieux avait touché toutes les couches de la société et il était impossible de l’en déloger en un tour de main. Le mal profond avait forgé une mentalité et un mode de vie des plus sclérosées et il était quasiment invraisemblable d’en venir à bout en une seule action.
À bien être positif, il faudrait au moins le temps de cinq générations pour pouvoir prétendre à un changement qualitatif. Mourad savait qu’à l’échelle humaine de la longévité, il ne pouvait espérer atteindre cette hypothétique échéance. Le retard d’une année mis dans la prise d’une décision courageuse et opportune décalait l’issue heureuse de plusieurs décennies. Son pessimisme devenait alarmant, chaque fois qu’il avait à feuilleter un journal. Tous les secteurs étaient malades et le plus gravement atteint était sans conteste celui de l’éducation. La palme d’or de la bêtise lui revenait de plein droit.
Un peuple cultivé est un peuple sauvé, disait le maître. Le niveau matériel ne saurait suffire s’il n’est accompagné de toute une batterie de mesures, avec en tête la culture. Celle-ci est, par excellence, la turbine nécessaire au décollage, la locomotive assurant le remorquage ; sans elle, on ne fait que pisser dans du sable en faisant perdurer le règne de la gabegie et de la déprédation. Mourad savait qu’il ne faisait que dire tout haut ce que les autres savaient et pensaient tout bas.
Les gens prétentieux avaient épousé les idées de Djeha, ce héros du conte populaire qui avait fini par croire à ses propres mensonges. Le souci de certains nantis consistait uniquement à sauvegarder leur fonds de commerce et à racler les fonds des tiroirs, dans l’impunité la plus totale. En mettant la justice au pas, ils avaient légalisé, en quelque sorte, tous les crimes et toutes les injustices. Du point de vue de leur regard handicapé, ils agissaient de plein droit et en toute légalité. Le malheur, ils en étaient convaincus, et comme il est toujours difficile de venir à bout d’une conviction... Nietzsche disait : « La conviction est l’ennemie du bien tout comme le mensonge ».
Leur philosophie décadente les avait amenés à violer le serment et à souiller la mémoire des martyrs ; ils le faisaient sans aucune pudeur. Ils poussaient l’avanie et la bêtise jusqu’à s’y retremper pour mieux vider la mémoire nationale de sa substance, en la minant de l’intérieur. Au nom de la révolution qu’ils profanaient continuellement, ils asservissaient le peuple auquel ils prétendaient appartenir. Il y avait longtemps que Mourad avait tiré son épingle du jeu de tout ce fatras qui ne disait pas son nom. Il avait opté pour une démarche prudente et savante pour élaguer la révolution de ces agassins inutiles et de ces pampres malades qui la chargeaient de tous les maux du siècle. Il s’était juré de toujours respecter le genre et l’esprit humains en vue d’une émancipation heureuse et de porter une aversion adoucie à tous ces héros d’un type nouveau.
Bien sûr, malgré sa mélancolie, il nourrissait quand même un certain espoir, eu égard à tous ces nouveau-nés qui venaient gonfler les rangs d’une population exsangue. Ces angelots et ces chérubins permettaient une réflexion au-delà de tous les indicateurs négatifs qui piégeaient la société. Mourad adorait d’ailleurs un proverbe chinois qu’il avait encore en mémoire et qui corroborait son enthousiasme édulcoré : « tant qu’il y aura des bébés, c’est que Dieu n’a pas encore désespéré de l’espèce humaine ». La mélancolie et la platitude déposaient au fond de son âme une peine indescriptible que seules sa fierté et son humilité empêchaient de transparaître.
Il souffrait en silence, loin de tous les regards, malgré la promiscuité dans laquelle il vivait ; c’était un devoir, plus qu’un principe chez lui, de ne rien laisser paraître. Lorsqu’il était amer, Mourad avait l’impression de boire tout l’océan. Alors, à ces moments plats, il se mettait à poétiser pour s’extirper du mauvais temps.
Extrait : l’amour et le sang
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