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mercredi 16 août 2017

DAECH


Dachrane était un bourg isolé. Il était loin de toute civilisation, mis à part celles qui lui arrivaient à traverscette lucarne qu’on appellela télévision. En effet, c’est grâceà ce diable d’Internet que les gens « voyageaient » enfin comme tous lescitoyens du monde qui se respectaient. Diable, car le net avait investi les esprits en leur ouvrant de larges fenêtres dans le ciel assombri. Aveugles, les jeunes vivaient à l’ombred’abord des idéesparentales, ensuite de celles acquisesdans la rueet apprises à l’école. Toutes les idées se ressemblaient en portant la même tuniquede la monotonie. Partout, c’étaitle même topo qui se répétait à l’envi. Les autresvillageois que les dachranais (habitants de Dachrane) rencontraient de temps en temps au gré de leurs passages hebdomadaires ne dérogeaient pas à la règle. Finalement, tout le monde était logé à la même enseigne.

Il régnait un mode de vie assez spécial de ce côté-ci de la Méditerranée. Tout un chacun flirtait avec ce procédé technique qu’on appelait connexion. Celle-ci déconnectait cet espritendiablé par le NET de la réalité pour l’emmener à travers de vastes contrées au moyen d’une chimérique souris. Internet répondait présent à la demande en offrant une évasion multiple, simple et rapide dans le temps. Enfin un moyen pour contourner un système déliquescent et un code parental paralysant. La toile ayant tout court-circuité, on n’avait nul besoin de ce tutorat hautement débile et quasiment inutile. Internet ! Tu t’en rends compte ! Il suffitde zapper poursélectionner tous les programmes dont tu rêves, pauvre esprit !

Les dachranais étaient des gens simples aimant la vie calme et douce. Ils traînaient la savate à longueurde journée en quête d’une djemââ (groupe) pour tuer le temps qui refusait de passer. Celui-ci finissait par périr dans un grand soupir vidé de tous les sens qu’il véhiculait. Il mourait sans cette oraison digne de sa stature et de son rang. Il disparaissait incognito, engoncé dans le pardessus hideux de la solitude monstrueuse. Les dachranais formaient une population vieillissante. Les vieux, généralement tous des retraités, ne se sentaient pas mal dans cet hôtel qui s’ouvrait sur le ciel en quête d’étoiles pour sa renommée. Lesmoins âgés, par contre,vivaient le calvaire dans une tristesse infinie dans cette vie qui les acculait à la planète du suicide réglementé. On n’y voyait que peu de jeunes, dans ce villagemaudit, ce recalé de l’Histoire.

 Bonjour « sidi »(maître).
 Bonjour « weldi »(mon fils).

L’imam était un homme affable toujours drapé de blanc. On l’aimait beaucoup plus pour cette blancheur que pour son érudition que personne ne pouvait vérifier dans ce douar momifié. Dans ce villageévadé du cadrandu temps, Sidi cumulait plusieurs fonctions. En effet, il remplissait les tâches d’imam–prêcheur le vendredi, de mufti attitré, de conducteur de prièresexclusif, de guérisseur polyvalent et enfind’instituteur de Coran. On le respectait beaucoup aussi pour le lieusacré qu’il occupaiten permanence : la mosquée.

— Salam alaikoum, disait-il toujours quand il passait tout près d’une djemââ.
 Salam oua rahmatou Allah, répondaient les hommes en chœur, heureux d’être choisis par le fakir comme s’ils avaient été lauréatsdu quitus « bonpour le paradis ».

L’imam n’était pas un homme comme les autres. Il fallait qu’ilsoit différent, sinon rien ne marchait.
Sur ce, les deux hommes se quittèrent et chacun s’en fut vaquer à ses besoins…
Vint alors le prêche du vendredi et l’imam fit de l’histoire de notre ami le thème de sa communication. Ne laissant rien au hasard, il décortiqua le sujet avec minutie.Il fut grandiose et grandiloquent. Enfin, il exhorta les gens à la pudeuret à la chasteté. Il conclut son sermon en entamant la prière. Celle-ci sitôt finie, il fut abordépar le même homme:
— Pardon sidi ! Après mûre réflexion, j’ai décidé de ne plus regarder la télévision et de ne plus penser au suicide comme solution. Cependant, je préfère me marier.
 Eh bien là, c’est mieux ! Mais, pourquoi à ton âge, n’es-tu pas encore ligoté ?
 Si, sidi, je le suis ! Seulement, je veux disposer de plus d’une femme dans ma vie.
 Ah, non ! Il faut faire très attention, pas plus de quatre à la fois, ya bouni.
Je ferai comme eux, dans leurs jeux. Souvent, ils ne sont pas plus de deux.

Nos deux hommes furent séparés par les croyants accourus nombreux féliciter et solliciter, à leur tour, le noble Airoud. Par conséquent, ils ne purent terminer leur discussion qui prenait un étrange cours.

Comme tout instituteur qui se respectait, Airoud, en « taleb » investi de tous les pouvoirs qui lui étaient conférés, s’occupait pleinement de l’école coranique. Il était entouré d’une aura plus que proverbiale ; il étaitla bonté personnifiée depuis qu’il avait mis les pieds au village et cela remontait à plus de vingt ans. On ne lui connaissait aucun défaut. On ne disait de lui que du bien. Il avait acquis une renommée à nulle autre pareille ; il bénéficiait d’une confiance totale de la part des gens du bourg, en l’occurrence ces dachranais simples et on ne peut plus gentils. Même les belles et effacées dachranaises ne parlaient que de lui en aparté ; un homme au-dessus de tous les soupçons, disaient-elles, entreautres, entre deux lampées de café.

Quelques jours plus tard, alors que Nya (un autredachranais) était sur le point de quitterla mosquée à la clôturede la prière, il fut apostrophé par l’imam.

— Ah, Si Nya ! Comment vas-tu ?
— Très bien, sidi.
— Yasmina est un peu turbulente, ces temps-ci, n’est-ce pas ?
 Oui sidi, je voulais t’en parler, mais l’occasion…
 Ne t’en fais pas. Tout ira bien, je te le garantis.
 Je n’en doute pas, sidi. Cependant sidi, nous avons remarqué en elle quelques changements. Elle ne parle ni ne s’amuse comme avant. Elle n’a plus d’appétit, elle ne mange plus comme à l’accoutumée.
 Cela ne m’étonne pas ! J’anticipe sur le temps en t’apportant une information. Yasmina va essayer de fuir l’école coranique en prétextant de faux-fuyants, lui prédit-il sentencieusement.
 En effet, sidi, vous avez mille fois raison. Elle rechigne ces derniers jours et elle ne récite plus les versets comme les premiers temps, annonça encore Nya, naïvement.
 C’estl’œuvre de Satan, mon fils ! Il ne tolère pas les bonnes gens et surtout cellesqui apprennent vite le coran. C’est le cas de ta fille ! Elle vient de subir son méfait, il l’a sérieusement envoûtée.
 Oh, mon Dieu ! Je n’y ai pas pensé, je croyais qu’elle le faisait exprès.
 Hé, attention ! Il ne faut jamais la frapper.
 Nous nous en remettons à vous, sidi. Sa mère et moi sommes ignorants, nous ne savons rien de ces choses-là. Qu’Allah soit loué, notre fille est entre de bonnes mains.
— Écoutez-la attentivement, mais faites seulement semblant de la croire pour ne pas fâcher le démon. Je vous préviens, elle va beaucoup délirer et dire beaucoup de méchancetés et de bizarreries. N’en tenez absolument pas compte, cela va lui passer. Je m’en occupe déjà, je promets de l’en débarrasser.
 Oh ! Sidi, vous êtes si généreux ! Peux-tu l’exorciser pour nous, sidi ?
 Ne t’en fais pas Nya. Avec l’aide d’Allah, je forcerai le diable à aller voir ailleurs, sinon je le tuerai.
 Nous sommes vos obligés, sidi. Il sera fait selon votre choix et votredécision.
— Allez, file maintenant ! Je  compte sur toi pour Yasmina.
— Salam alaikoum,sidi.

Tandis que l’imam et certains de ses disciples s’assoyaient dans un coin pour réciter comme à l’accoutumée le deuxième chapitre de la journée, Nya quitta la mosquée pour rentrer chez lui, heureux d’avoir été entretenu par l’honorable cheikh sur Yasmina. Sa mère ne serait que contente, quand elle saura que sa fille était déjà prise en charge par l’homme le plus vénéré du village.
Yasmina était une petite fille très simple, mais admirablement intelligente. Elle était belle aussi. Blonde semblable à un épi de blé en été, avec la taille bien faite et le corps bien rempli, elle était extraordinairement jolie. Elle n’eut pas la chance d’user ses jupes sur le banc du pupitre comme tous les enfants de son âge, mais elle eut la possibilité de rejoindre l’école coranique où elle excella dans l’art d’écrire et de réciter. Elle apprenait en retenant tout ce qu’on lui inculquait. Elle assimilait tellement vite qu’elle surclassait tous ses camarades. Le cheikhne manquait jamaisune occasion pour louer ses dons et ses capacités. Elle était d’ailleurs sa préférée. Il l’entourait de beaucoup d’attention et lui accordait trop de faveurs. À l’école, en salle, sur le tapis en alfa, elle avait sa place justeà côté de lui. Néanmoins, lorsque sonnait l’heure de partir, elle était, souvent, la dernière à quitter le cours. Elle était tellement heureuse qu’elle eût toujours hâte de se rendre à ses cours.
 À la maison, on l’adulait, car elle emplissait les lieux d’un bonheur infini, surtout lorsqu’elle récitait le coran entre le coucher du soleil et l’heure du dîner. Sa voix mielleuse était ensorceleuse. Elle avait le don de plaire à l’oreille. Elle avait une musicalité propre à elle qui prenait possession de l’ouïe avec une voluptueuse mélodie. Tout le monde était content de Yasmina, l’hirondelle. Cependant, personne ne comprenait le revirement spectaculaire de Yasmina. Elle changea complètement d’attitude. De dynamique et consciencieuse, elle devenait renfrognée, distraite et paresseuse. De vivante et joyeuse, elle devenait hermétique et ténébreuse. Elle ne révisait plus ses leçons et ses belles récitations n’emplissaient plus la maison. C’était comme une bougie qu’un démon venait de souffler. Elle n’aimait plus se rendre à l’école. Elle le faisait uniquement par obligation, car sa mère le lui ordonnait, la trique à la main.
— Oummi (maman) ! Je ne veux plus aller à l’école !Lui avait-elle dit un jour, de sa petite voix innocente.
 Ôte-toicette idée de la tête ! Et tant que je serai en vie, tu iras là oùje te le dis, lui avait répondu samaman, excédée de jouer au gendarme, mais décidée à ne pas plier.
— Oummi ! Je n’aime plus le cheikh, il est si méchant ! lui annonça-t-elle en pleurnichant.
 Tais-toi, maudite fille ! Ne redis plus une chose pareille sur notre sidi ! Tu dois l’aimer plus que ton papa, tu as compris ?
 Oummi ! Il me fait peur et il est très lourd à porter !
— Oh ! Ma pauvre petite, voilà que tu divagues. Heureusement que le cheikh a tout expliqué à ton père, ce vendredi. Qu’il en soit remercié « sidna » (notresidi) pour sa profonde amabilité.
 Quoi ? Sidi a tout raconté à papa ? lui demanda-t-elle, surprise et étonnée.
— Oui ! Ton père m’a tout rapporté. Nous nous estimons heureux que tu sois sa préférée ; il va bien s’occuperde toi et tu redeviendras ma douce fille d’autrefois. Tu sais, tues mon seul amour et mon uniqueraison de vie ! Je t’aime comme on n’a jamais aimé !
 Oh, Oummi ! Moi aussi je t’aimeà la folie, mais…
Elle ne put finirsa phrase, car empêchée par sa génitricequi ne voulait plus revenir sur le sujet.Et pour cause, sa fille n’était-elle pas endiablée ?
— Je sais ma puce que le cheikh est méchant, mais c’est bon pour toi. Tu verras,tout ira bien, je te le promets !
Yasmina ne comprenait plus rien à sa situation. Était-elle devenue folle ? Ou bien était-ce ellequi ignorait encorecertaines choses de la vie ? Si le cheikhavait tout dit à ses parents et queceux-ci étaient du côté de sidi,c’était donc elle et seulement elle qui n’avait rien saisi.

Quelques jours passèrent laissant dans son cœur innocent de plus en plus de haine et de rancœur. Non seulement elle n’aimait plus Aïroud, mais elle le détestait. Enfin, un certain jour, la nouvelle arriva. Elle s’abattit comme une hécatombe. Le bourg fut anéanti. Tout le monde fut sidéré. Hommes, femmes et enfants, tous furent terrassés par la catastrophe qui venait de frapper leur village : le cheikh n’était plus !

Tout fut mis en berne, même les esprits. On décréta le deuil pendant quarante jours. On pleurait « sidi » jour et nuit. La désolation se lisait sur tous les visages, sur tous les murs des maisons. Les louanges pleuvaient dans tous les coins et recoins et l’on ne tarissait pas d’éloges pour qualifier cet homme qui s’apparentait à un véritable saint.

Et puis vintle jour de l’enterrement. Tout le village l’accompagna à sa dernière demeure pour lui rendre un dernier hommage. La procession funèbre fut des plus remarquées. Yasmina faisait partie du cortège mortuaire. Elle était là parmi les proches et amis du défunt. Elle pleurait de tout son cœur et son père la consolait en l’aidant à surmonter sa douleur. Au fond, elle était hébétée et abasourdie par l’élan qu’avaient tous ces gensà l’endroit du tyran. Au loin,des femmes lançaient des youyouscomme si quelqu’un se mariait. À la compassion dont ils faisaient montre, elle comprit que les habitants lui témoignaient une profonde sympathie. Feu Airoud était le père, l’ami, le frère, le professeur, le conseiller, le notable,le cadi, le marieur,il était toutà la fois. Chacun au village perdait en lui un quelquechose de cher, quelque part de soi. Il étaitle cœur et le poumondu hameau et sans lui, l’on risquait de s’égarer sur le sentier de la vie. Yasmina pleurait de plus belle. Elle se savait seule et cela ajoutait à son malheur et sa douleur. Elle comprit qu’elle devait taire à jamais son histoire. D’ailleurs, qui pourrait la croire ? Ses parents qui auraient dû lui prêter une oreille attentive, l’avaient vendue au marché ingrat de la bêtise humaine et de l’hypocrisie.

Quelques instants plus tard, le cheikh fut mis en terre. L’imam de la dachra (douar) voisinedéclama une oraisonfunèbre exemplaire. À tout seigneur, tout honneur. Tout le monde quitta enfin le cimetière, sauf Yasmina qui voulut jeter un dernier regard. Elle regarda longuement le monticule de terre comme si elle avait voulu percer un mystère. Elle revit les yeux brillants du renégat qui la déshabillait souvent de ses yeux durs et perçants. Ellerevit ses bras immenses et horriblement fortsqui la maintenaient contrelui, sur le sol. Elle revit cette chosehorrible et flasque qu’elle sentait se débattre contre elle. Alors jetant un coupd’œil par-dessus son épauleet s’assurant qu’elle étaitabsolument seule, elle monta sur la tombe encore fraîche, écarta les jambes, baissa sa petite culotte, et, en un long jet, laissa s’exprimer sa petite vessie bien pleine. Soulagée de tant de rancœur, Yasmina quitta enfin le cimetière avec dansle cœur cette belle et heureuselueur qui lui ouvrait l’espoir d’une vie sans violeur.

Benaissa Abdelkader in Les enfants de la douleur


Copyright © 2017 Benaissa Abdelkader

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