L’esplanade du café « Al Hadri » semblait vide à cette heure-là de ce samedi très particulier. Quatre majestueux eucalyptus veillaient sur la place en étalant leur ombre et leur chevelure comme aurait dit Monsieur Mgueni. Justement, il était là, à sa table habituelle à l’abri des voix et des regards fureteurs des autres clients qui essuyaient les autres convives avant de se laisser choir sur les malheureuses chaises qui souffraient en silence. Il aimait ce coin, car il le mettait à l’abri des curieux et des cons qui polluaient souvent l’endroit. À un mètre de lui filait une jolie balustrade blanche supportant de précieux vases abritant de bien belles demoiselles. Sa bien-aimée était juste en face de lui ; elle se découpait dans le ciel au milieu du feuillage dans toute sa majesté. Le rosier mystérieux et généreux n’était point avaricieux ; de ses deux bras qu’il tendait avec fierté, il offrait deux roses exquises dans leur robe chatoyante et enivrante dans leur velouté.
— Salam alikoum, khouya !
—Salam oua rahmatou Allah, azizi ! Tu as mis du temps pour venir ; heureusement que je suis en bonne compagnie, ironisa-t-il en souriant.
— Je te savais artiste, je te découvre romantique, maintenant.
— L’art est en lui-même une romance, mon cher Yatim ! Toi qui es poète, tu dois en savoir quelque chose, n’est-ce pas ?
— En effet, frère Megueni, je ne fais que te taquiner. D’ailleurs, le propriétaire des lieux et toi formez un joli contraste. Je n’ai jamais pensé trouver à Œil-de-Rapace des gens aimant les mots et les fleurs comme vous deux.
— Je partage ta réflexion et je vais plus loin encore en disant qu’il a vraiment du goût, car ce type de rosier ne court pas les rues.
— Oui, gentil et serviable par-dessus le marché. Tiens, le voilà qui rapplique avec sa blouse blanche et sa serviette sur le bras.
— Salam alikoum, les doyens de mon patelin, dit-il en passant la serviette sur la table.
— Salam, le toubib de notre palais, lui répondirent les deux hommes en chœur.
— Alors Messieurs, ce sera comme d’habitude, ou bien préférez-vous changer cette fois-ci ?
— Non, comme toujours, s’il te plait ! Deux cafés pleins et bien serrés, lui lança Yatim, alors qu’il s’en allait.
Il faisait beau et le ciel était bleu. Un soleil radieux caressait la Terre du bout de ses rayons chaleureux. Le temps calme et doux filait subrepticement sans faire de bruit, sur la pointe des pieds comme s’il avait peur de réveiller d’éternels endormis. Les jours comme les heures se ressemblaient et il était rare qu’un instant puisse faire l’évènement. La platitude régnait en maîtresse absolue sur les lieux et l’ennui était un homme heureux ; il trouvait matière à ses crocs géants qui mordaient à fond dans la chair molle des gens.
— Hum ! Il est beau ce café, j’aime bien le siroter pour fouetter mon palais
— Oui, il laisse un arrière-goût agréable.
— Alors, quoi de neuf ? Où en es-tu avec ton nouveau livre, Yatim ?
— Je patauge toujours, je n’arrive pas à coucher noir sur blanc mon ressenti éprouvant.
— Le syndrome de la page blanche est connu pour avoir torturer pas mal de belles plumes, lança Megueni d’un air docte et savant.
— Oui, j’en sais quelque chose ; seulement, ce n’est pas ce qui m’empêche. J’ai plutôt peur des mots, je n’arrive plus à les contenir : ils m’effraient.
— Je pense que tu dramatises trop les choses, Yatim. Tu les prends trop à cœur et cela déteint sur tout ce que tu entreprends. Écoute ! Permets-toi une pause de quelques jours ; il faut te détendre un peu, mon ami.
— Je voudrais bien prendre des vacances. Ah, si je le pouvais, mon frère ! Je me rendrai illico presto au Yémen.
— Je vois que tu es intraitable, tu appelles cela une détente ?
— Oui, cela me permettra de m’acquitter de mon devoir.
— Ton devoir ? Tu en as fait assez, je pense. N’as-tu pas frisé la folie avec la Syrie ? Si tu ne te ménages pas, tu risques de rechuter.
— Tu sais, à l’heure où tu dégustes ton café, des gens aussi pauvres que démunis se font massacrer et qui plus est par des gens qui se proclament musulmans. Oui, mon ami, au moment où tu savoures en asticotant ton palais, des femmes, des hommes et des enfants sont canardés et assassinés par les Benikalboun et les Benisahyoun.
— Je te trouve encore amer, tu ne déroges jamais à tes idées. Fidèle à tes principes, tu es toujours égal à toi-même. D’ailleurs, c’est ce qui force ton respect.
— Je suis un poète, Mgueni, à la merci de ma muse. En citoyen du monde, le sceptre à la main, je vais là où je dois être, pour dénoncer l’injustice et l’iniquité. Je ne peux accepter qu’un être soit opprimé de par l’Univers. La paix de mon âme et de mon esprit est tributaire de celle d’autrui.
— He, Yatim ! Tu n’arrêtes pas de remuer ton café, tu vas finir par le refroidir.
— En effet, j’aime cette image que me livre la tasse, c’est très édifiant.
— Hein ? Es-tu devenu un adepte de la lecture du café ? Peut-on appeler cela « cafomancie » à l’image de chiromancie et cartomancie ?
— Tu me fais rire, de bon matin. Tu sais très bien que je ne crois pas à ces chinoiseries, mais ton allusion est pertinente. Tu me surprendras toujours avec ta perspicacité. Malheureusement, je ne dispose pas de soucoupe, car le cérémonial exige que l’on tourne la tasse sur celle-ci avant de commencer à déchiffrer les présages.
— Enfin, tu ris ! Je sers au moins à quelque chose.
L’Algérie respire la liesse populaire. Les partis se fendent la rate autour des buffets de la République qui poussent çà et là au rythme des désirs et des émotions des ténors de la scène politique. L’on rit, l’on s’esclaffe, heureux comme des imbéciles pour qui le rire est synonyme de santé. L’on s’amuse à jouer au ventre plein en défiant la loi de la gravité dans les hautes sphères de cette atmosphère où le sommeil est un impératif républicain. L’on anticipe en inventant des solutions à des problèmes qui n’existent pas encore et l’on crie sur le toit de la bêtise immonde son génie créatif à la queue du monde qui s’ébroue comme un chien plein de puces fécondes. L’on promène son ignorance comme une chienne de compagnie que l’on traîne au bout d’une laisse nationale en profitant des senteurs vespérales. Oui, il fait bon vivre en Algérie où le temps file la vie au rythme de l’existence. Tout est providence dans ce pays où la pensée comme la réflexion, de commun accord entre la chouroucratie et la gouvernance, est vouée au silence. Que la Syrie meure, l’on est fier de ce côté-ci d’exhiber sa carte d’identité au premier tortionnaire qui continue à nous coloniser. Que la Libye se disloque en jetant au crématoire de la folie ses propres enfants meurtris, l’on brille de son idiotie à se voiler la face à la manière autrichienne. Que le Yémen se fasse dilapider dans le désert haineux de l’Arabie, l’on rote goinfré sans pudeur et sans respect.
— En remuant le café, je remue mes pensées qui butent contre son corps qui les aspire comme un trou noir. Cependant, avant de mourir, elles décrivent des motifs assez surprenants.
— Tu es tellement obsédé que tu vois partout les mêmes effets. Comment appelle-t-on justement en français l’action de rester fixé sur quelque chose, toi qui est si calé ?
— Ya Mgueni, arrête de déconner, ce n’est pas une question de vividité ! L’on ne remerciera jamais assez la Syrie d’avoir épargné le même sort à l’Algérie.
— Penses-tu vraiment ce que tu dis ?
— Non, plus que cela ! J’en suis certain !
— Pourtant, notre gouvernement ne semble nullement inquiété. Il vaque comme si de rien n’était. Est-ce de l’immaturité, du suicide ou de l’inconscience caractérisée ?
— Ni l’un ni les autres, seulement cela relève de politique et surtout de diplomatie. Je pense que les nôtres usent d’une certaine stratégie qui semble payante jusqu’à présent.
— Tu me rassures, mon vieux ! Mon café est devenu aussi amer qu’un poison.
— Tous mes instants sont de véritables calvaires, je ne peux taire l’enfer en mon intérieur. Un feu terrible de colère ronge mes entrailles, mon ami. Je vis avec la Syrie, me couche avec le Yémen et me réveille avec la Libye. Ma vie est un redoutable cauchemar qui ne me donne plus le temps de souffler. Je souffre terriblement de ma faiblesse et de mon impuissance.
— Tu me surpasses, Yatim ! Tu es unique dans ta noblesse et ta générosité.
— C’est une question de foi, khouya Mgueni ! Tu es aussi digne que valeureux, autrement tu n’accordes pas d’intérêt à ma jactance.
La terrasse grouillait de monde et l’on parlait surtout de viande. L’Aïd al Adha était encore là et l’on se curait toujours les dents même à dix heures de la journée. L’on était tellement heureux que l’on piaillait comme des poules que l’on venait de gaver. L’odeur du méchoui échappait des oreilles à l’image de la fumée qui sortait du nez et le rire frôlait le délire, parce que l’on était gai comme des Italiens qui savaient qu’ils auraient de l’amour et du vin. Le brouhaha des voix se mêlait aux volutes de fumée qui escaladaient le ciel dans des colonnes merveilleusement tressées. Des conciliabules, des cris et des chuchotements emplirent soudain le ciel comme un essaim d’oiseaux invisibles battant l’air de leurs ailes fébriles. Et puis des images terribles défilèrent sur l’écran noir du cerveau de Yatim qui délirait au fur et à mesure que les cris atteignaient leur apogée . En effet, tout se mélangeait dans un imbroglio qui ne disait pas son nom. La fraction de seconde perdurait au-delà du temps universellement admis. L’irréel arcbouté à la réalité prenait des proportions alarmantes à l’image de la folie secouant la raison humaine. Des gémissements, des geignements, des lamentations, des pleurnichements, des sanglots, des blasphèmes, des exécrations, des outrages, des cris et des affolements se répercutaient en vulgaires échos dans la conscience défaillante de Yatim, le zombie.
— Tu as l’air absent, mon ami. La bébête t’a-t-elle entraîné dans son sillage ?
— Non, c’est l’Irak qui est entré en effraction dans la forteresse de ma raison.
Profitant de son atterrissage et du garçon de café qui passait juste à côté, il ajouta :
— He, kahwaji (garçon de café) ! Change-moi ce café, s’il te plait ! Un Sukhoi singapourien est tombé dedans.
— Que vient faire Bagdad, par ici ?
— C’est leur mouton national, Daech et compagnie.
— En effet, c’était un jour de fête musulmane.
— Depuis, nous avions bien appris la leçon.
— J’en conviens. Ils ont ridiculisé tous les musulmans et cela continue même aujourd’hui.
— Ils nous ont initiés au masochisme, à la démission et à la démobilisation. Regarde autour de toi comme les gens sont heureux. Les Algériens ont sacrifié quatre millions de moutons dans une telle félicité qu’ils en oublient leurs frères qui sont massacrés par milliers durant cette même fête sacrée.
— Mais Yatim, c’est un rituel sacré qu’il faut tout de même observer.
— Certes et c’est l’un des cinq piliers de l’Islam. C’est merveilleux ! Néanmoins, je conteste le manque de pudeur et de magnanimité.
— Je vous ai fait un café spécial, Monsieur Yatim et il est offert par la maison, lança le patron d’un air serein et joyeux.
— Merci infiniment, je vais le siroter avec délectation et je vous en dirais mon appréciation.
Le patron s’éclipsa en souriant.
— On te gâte aujourd’hui. Non seulement on te l’offre, mais le propriétaire en personne te le sert.
— En effet, Sy Ali me respecte beaucoup.
— Oh ! Tu es intraitable ! Tu remues encore ton café !
— Lorsque le liquide noir et écumé se met à tourbillonner, j’imagine l’Univers en train de tourner et cela me procure la sensation de voyager. Le cosmos habite mon regard qui plonge dans la tasse sans fond et j’entre, alors, en communion avec le Créateur.
— Parfois, je me dis que tu es vraiment bizarre, mais lorsque je t’écoute parler, la paix s’installe dans mon cœur.
— Trois millions de pèlerins gravitent autour de la Kaaba. Attends, je bois une lampée du côté de la Pierre Noire. Fuuut ! Ahhh ! Il est succulent ce café ! Sy khouna a bien raison. Khan Al Assal, Al Bayda, Barouda, Al Ghouta, Maaloula, Nabak, Adra, Alep, Tal Abyad, Jarablus, Maan, Kassab, Homs, Rakka, Hassaké, Idlib, Hama, Palmyre, Taqba, Kobané, Tikrit, Sinjar, Moussol, Al Houdaydah, Lahij, Saïda, Mereb, Taez et Hadramout tournoient dans la ciel serein de la Mecque au-dessus des têtes des croyants venus du monde entier. Des dizaines de milliers d’âmes innocentes effectuent le pèlerinage accrochées aux vestiges du temps où il souffle un véritable vent de tempête. Des oiseaux d’acier décollent loin de Yatrib pour larguer leurs cargaisons de bombes sunnites, au-delà de la grande Arabie, sur tout ce qui s’apparente à la vie, dans cette contrée chiite et iranisée.
— On dirait qu’il t’a drogué, le patron ! Il me semble que tu commences à divaguer, mon vieux. Il va falloir que je m’occupe de toi, car cela devient inquiétant.
— Le Coin yéménite ! Le Coin yéménite ! Le coin Yéménite ! Il est bon ce café, il a un effet extraordinaire. Je me sens si léger à le déguster.
— Doucement, l’ami ! Je ne te suis plus, c’est la première fois que tu me déroutes. Ton discours me semble incohérent, tant tu sautes du coq à l’âne.
— Tout le monde sait que l’accomplissement du pèlerinage est une institution divine, car c’est Allah qui l’a prescrit en disant : « et à Dieu le devoir sur les êtres d’effectuer le Hajj de la demeure pour quiconque en a les moyens pour le faire… »
— Oui, le Coran est clair là-dessus.
— En es-tu sûr, mon ami ? Peux-tu me définir les moyens ?
Mgueni s’humecte les lèvres avant de glisser :
— D’après les « foukahas » (jurisconsultes) selon les informations en ma possession, les moyens englobent la capacité morale et physique, les frais nécessaires au voyage et à la restauration ainsi que ceux laissés à la famille pour subvenir à ses besoins le temps que dure tout le pèlerinage.
— En effet, je dispose des mêmes données. Là où ça ne tourne pas rond dans ma tête, c’est la capacité morale et physique, lança Yatim avec énervement.
— Du calme, mon ami ! C’est normal, il faut que l’être soit sain d’esprit et en bonne santé, capable de supporter le rituel du Hajj.
— Les Syriens et les Yéménites sont-ils tous des malades mentaux ?
— Mais enfin, Yatim ! Pourquoi tu dis cela ?
— Ne les empêche-t-on pas de pratiquer leur foi ? Au fait, Mgueni ! Qui est mandaté pour délivrer le certificat de capacité ?
— Cette année, même les Iraniens n’ont pas droit à ce regroupement musulman.
— A-t-on le droit et le pouvoir d’empêcher des musulmans de faire le pèlerinage ? Qui oserait un tel acte ? Ne s’agit-il pas de la Maison de Dieu et qui plus est la plus sacrée ? Je crois qu’il faut être mécréant ou appartenant au parti du Chaytane pour agir ainsi.
— Tu viens de mettre le doigt sur un grand problème. L’on ne se rend pas compte à priori, pourtant, c’est flagrant.
— Alors, lequel d’entre nous est drogué ?
— Ah ! Tu es terrible et imbattable, Yatim. Je ne suis pas le seul dans mon cas. Presque tous les musulmans sont conditionnés. Cependant, je reconnais ta pertinence, tu viens de soulever un problème existentiel vraiment épineux.
— Qui est plus injuste que celui qui empêche que soit mentionné le nom d’Allah dans les mosquées et qui les détruisent ?
— À t’entendre le formuler maintenant, tout devient évident., les Al Saoud détruisent les mosquées au Yémen et interdisent la Mosquée Sacrée aux Syriens et aux Yéménites. Cela leur colle très bien.
— Ce n’est pas moi qui le dis, Mgueni, mais je ne fais que paraphraser le saint Coran qui promet à ces tyrans un énorme châtiment.
— Oui, j’en sais un bout, moi aussi. Justement, il me vient à l’esprit un autre verset qui stipule que ceux qui mécroient et obstruent la voie d’Allah et celle de la Mosquée Sacrée que nous avons instituée pour les gens qu’ils soient résidents ou de passage et celui qui cherche à y commettre injustement un sacrilège, nous leur ferons goûter un châtiment douloureux…
— Pour rien au monde, je ne voudrais être à la place du serviteur des deux Lieux Saints. Au fait, du moment qu’on en parle, qui l’a proclamé et qui l’a investi d’une telle mission ?
— Le serviteur des deux Lieux Saints ?
— Oui ! A-t-il été élu au suffrage universel ? Les musulmans du monde entier ont-ils été convoqués à pareille investiture ? Ou bien s’est-il tout simplement autoproclamé ?
— Oh, mon Dieu ! Mais, c’est vrai ce que tu dis ! À bien y réfléchir, tous les musulmans sont concernés. Oh, ya Rabbi ! Je ne peux y croire, c’est le plus grand vol de l’histoire, la plus grande supercherie !
— Si je comprends bien, tu corrobores mes impressions et mes assertions. Finalement et tout compte fait, aucune entité ne l’a chargé d’exercer un tel mandat.
— D’accord, mais il y a un énorme problème qui surgit là. La protection des Lieux Saints et leur défense sont un impératif, tu en conviens !
— Tu me renvoies à l’époque d’Abraha l’Abyssin et son histoire avec Abd Al Mouttalib, le grand-père du prophète Mohamed que le salut soit sur lui. Les Syriens et les Yéménites représentent-ils un danger quelconque pour la Mecque et Médine ?
— Tiens, le temps passe vite ! Il est presque midi, je dois m’en aller, cher ami. Nous reprendrons cette discussion, le sujet est non seulement important, mais édifiant aussi.
— Zut ! Je dois ramener du pain à la maison, les enfants rentrent de l’école. Allez, prends soin de toi et à la prochaine.
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