À mon frère et ami Tayeb Ouici, un homme honnête, brave, obligeant et aimable: un alliage inoxydable.
Œil-De-Rapace gisait comme un cheval mort dans cette plaine abandonnée où chiens et chats errants avaient occupé tous les hameaux ; ils entonnaient au diable vauvert, surtout de nuit, leur édifiant flamenco. Certes, il faisait bon vivre dans ce village qui n’avait nullement besoin des rugissements des lions pour se sentir gladiateur. Il portait mal son âge et ne supportait plus la jeunesse. Il ne gardait de son passé colonial que l’église, dégradée d’ailleurs, mais qui conservait quand même une structure imposante. Ce bourg était tout en fleurs et pas une seule maison n’avait son propre jardin. Elles rivalisaient de beauté en ajoutant une touche agréable au paysage, pour le plaisir des yeux et du cœur. À Œil-De-Rapace, tout le monde se connaissait ; les gens donnaient ici, à l’humanité entière, une formidable leçon de tolérance ; ils se côtoyaient dans une ambiance fraternelle ; pourtant, chacun était au courant des tares et des inepties de l’autre. On retrouvait le moudjahid de la première heure ainsi que le harki de la dernière heure dans le même patio ; voisins, ils cohabitaient dans une entente extraordinaire, en dépassant tous les conflits, sans jamais se tenir rancœur ; au contraire, ils se renvoyaient souvent l’ascenseur. Le marocain avait sa place aussi, mieux encore, il était respecté à tel point qu’on tissât avec lui des liens de parenté. La seule fausse note qui entachait la virginité de cette cité résidait dans l’arrogance de ses riches. Ceux-là avaient opté pour un comportement à la hauteur de leurs fortunes. Non seulement ils regardaient les pauvres de haut, mais ils le faisaient avec dédain. Œil de rapace portait mal ses ans et respirait avec angoisse son histoire qui ne brillait d’aucun éclat. Depuis qu’il a été créé, il ne fait que subir les aléas du temps et l’insipidité des gens. Qu’il vive ou qu’il survive, les choses ne changeaient en rien son devenir et n’influaient aucunement sur son comportement. Il demeurait Œil avec ou sans Rapace.
L’indépendance se savait au drapeau accroché et suspendu à la hampe de la mairie ; au-delà, rien ne la rappelait, sauf peut-être cette liberté qu’avaient les villageois à vieillir jeunes ; Œil-De-Rapace distribuait les vingt ans et à défaut de mourir, l’on se fanait bêtement. L’histoire lui reconnaît quand même une qualité : il est le premier village à avoir inventé le « Hitisme ». Aucun bourg, avant lui, n’avait su glorifier ce mouvement dont les enseignements firent tache d’huile ; il déteignait sur les autres douars et même sur les villes qui ne se croyaient pas concernées par la daube nationale. Le « Hitisme » (chômage en langage populaire) connut une période faste et prospère, tout à l’honneur de son fondateur, j’ai nommé, l’esprit laudateur. Ses disciples étaient légion. Il rayonnait sur tous les murs qu’ils soient grands, petits, cimentés ou mal lotis. Ils étaient tous logés à la même enseigne. Les murs avaient pris le pli de se prêter à ces rites banals qui n’en finissaient pas à longueur de journée. D’ailleurs, ils portaient dans leurs cœurs de pierre, les stigmates d’une telle action. Les traces indélébiles des dos humains les parsemaient de leur ennui pratiquement quotidien et cafardeux. De nuit, ils laissaient s’échapper des soupirs et des chuchotements comme s’ils se racontaient les histoires pas du tout drôles de leurs hôtes diurnes indésirables. Leurs conciliabules témoignaient de leur refus de servir de soutènement aux ossatures spectrales et fantomatiques d’une plèbe au bord du précipice. En tout cas, ils se liguaient en catimini en vue de créer une association pour défendre leur droit à la liberté ; ils se sentaient à l’étroit avec ces bêtes humaines qui venaient se frotter à leurs peaux rêches et crépues en leur confiant les secrets les plus alambiqués. Les journées s’étiraient en bâillant à l’enfer pour crier leur monotonie par-dessus les toits des maisons qui ressemblaient à des tombes en fleurs.
À Œil-De-Rapace, le jour ne s’étant jamais levé, la nuit, confortablement installée, régnait en maîtresse absolue sur les lieux. Les spectres qui remplissaient d’office les fonctions d’habitants n’avaient pas encore franchi le mur de la « cité ». Ils se complaisaient à jouer les rôles qui leur étaient dévolus par la vie au même titre que les bêtes qu’ils détenaient. Ils s’en tenaient à cette mécanique, aigris par la force des choses et par les horizons fermés, comme si Dieu avait retiré au dessus de leurs têtes, un pan du ciel qui leur était destiné. Emmurés dans la soie trompeuse du silence, encagés dans l’étoffe grossière et drue d’un socialisme claudiquant, emmaillotés dans le crin crapuleux du dogmatisme et affabulés par un discours hâbleur et lénifiant, ils vivaient dans le meilleur des mondes, loin de toute influence embarrassante. Ils trouvaient leur compte dans le statu quo d’une vie qui souffrait le martyre. Celle-ci s’enfermait dans les crocs géants et béants de l’ennui qui ne disait pas son nom. Celui-ci s’éternisait sans se soucier des lendemains qui n’étaient nullement enchanteurs. Chaque matin, les murs renouaient avec leur quotidien en retrouvant leurs fidèles amis qui ne se lassaient jamais de cette luxueuse activité qui rendait la région célèbre par sa portée.
Il y avait des murs chanceux et d’autres moins fortunés. Les premiers étaient tant choyés et tellement sollicités. Les seconds ne recevaient même pas l’ombre d’un quidam ; ils mouraient d’ennui, tristement esseulés et abandonnés. Le soleil, ne trouvant jamais de sujets intéressants à sa chronique, balayait le village de ses rayons plats noyés dans l’humeur fade de l’habitude. Le jour faste des murs, le jour phare comme on dit, c’est lorsqu’il pleuvait. À ce moment-là, tous les hommes jeunes et moins vieux se mettaient de la partie ; ils y allaient tout doucement, d’abord de leurs épaules, ensuite de leurs dos qu’ils plaquaient contre les surfaces rugueuses des murs comme pour les soutenir. En escarpe bien contre ceux-ci, les gens fusillés par le temps regardaient sans compter les petits de la pluie.
Chaque mur avait son propre liseré recouvert qui offrait une insignifiante protection. En effet, il protégeait contre les bruines, mais pas contre les averses et les bourrasques. Cependant, l’on s’en foutait royalement puisque le temps à Œil-De-Rapace n’avait aucune importance ; il s’en allait peinard comme un vieillard traînant la savate ne se souciant guère de la vie qui s’accrochait quand même à ses basques. La vie à Œil-De-Rapace était un fleuve tranquille suivant son cours bien ancré dans son lit sans craindre d’en sortir. On ne débordait pas, on ne débordait jamais pour ainsi dire à Œil-De-Rapace. C’était en quelque sorte une petite et douce herbe qui ne faisait que survivre ! Voilà, pour schématiser un peu le topo de ce fameux bourg. Tous les murs, neufs et anciens, portaient des graffitis. Des trucs pas tout à fait à la mode côtoyant des écrits sclérosés, comme « vive le FLN » ou encore « votez FLN », avaient plus de trente ans d’âge. Ils avaient été dessinés là, un certain soir, un certain mois d’une certaine année et personne n’avait pensé à les enlever.
Les nouveaux hiéroglyphes comme « vive Aïcha » et « vive l’amour » étaient plus suggestifs. Les « je t’aime Omri » et les mystérieux couples comme « toi et moi » et « elle et lui » ou « Rachid et Pas De Chance », étaient le plus en vue. Chacun avait sa propre surface où l’on pouvait lire son surnom. C’était comme une épitaphe sur une pierre tombale et personne en dehors du propriétaire ne venait altérer l’endroit. Le respect était observé dans une réciprocité exemplaire. Un même mur pouvait abriter plus d’une équipe. Les quartettes étaient légion. Bien sûr, n’importe qui pouvait s’y adosser ; ce n’était nullement une place réservée, mais disons que c’était seulement la présence qui permettait la jouissance de ce droit ; l’absence autorisait donc la mainmise sans toutefois y apporter des transformations ou opérer des ajouts inopportuns. Comme tout le monde se connaissait et comme chacun avait choisi l’endroit qui l’arrangeait le mieux, il était rare que quelqu’un piétinât les plates-bandes d’autrui. Tous les surnoms étaient triés sur les volets ; ils étaient étroitement liés à la réalité : Kada l’embrouille parce qu’il mentait tout le temps ; Béchir le pétard parce qu’il pétait beaucoup ; Samir la Magouille, car il était débrouillard ; Fatah Trabendo parce qu’il faisait dans le trafic en tout genre ; Salah le grand, car il était petit de taille ; il y avait Taguigue qui avait la manie de dire « tague ! » chaque fois qu’il trébuchait sur un mot lorsqu’il discutait. Il y avait aussi la Carpe qui demeurait tout le temps silencieux, surtout depuis sa troisième absence. Il avait essayé à trois reprises sans pour autant réussir à imprimer le moindre souffle à sa destinée. Il fallait être la Carpe pour le faire ! Un être apparemment chétif, tout juste dans la moyenne physiquement. Licencié en psychologie, il n’avait décroché aucun boulot dans ce paradis décrit dans les manuels scolaires, ce pays stratégique qui avait été le pionnier dans bien de domaines et qui recelait d’immenses richesses naturelles. Un pays riche dans lequel vivait un peuple pauvre.
La Carpe n’arrivait pas à comprendre cette maudite équation qui peuplait toujours son esprit. À peine âgé de vingt-cinq ans, il paraissait en avoir quarante, tellement il portait le fardeau invisible d’une peine indicible. Oui, il fallait être la Carpe pour tenir bon face à l’adversité et à trois échecs consécutifs et pas des moindres. Toutefois, malgré son aspect fragile, il était un surhomme ! Il défiait le monstre pendant que le commun des mortels lui nourrissait une crainte certaine ; cependant, certains hommes sages et avertis lui vouaient un grand respect. L’ogresse était et demeurait toujours auréolée d’une chose sacrée et impénétrable, d’un mystère profond et incroyable. La Carpe gardait si bien son secret que personne dans son entourage n’était au courant de ses aventures.
Pour ses absences qui ne passaient nullement inaperçues, il répétait à qui voulait l’entendre qu’il se rendait chez une amie habitant dans une ville voisine. On le croyait sur parole et on se permettait de le harceler pour qu’il fasse le récit de ses heddates « envolées » très spéciales ; il excellait dans l’art de raconter des blagues. Il mettait du zèle dans ses histoires d’amour imaginaires qu’il inventait lui-même. En fait, il ne faisait que transcrire ses rêves et ses fantasmes. Si les autres les appréciaient, c’est parce qu’ils éprouvaient aussi les mêmes aspirations et désirs. C’était le seul moment où la Carpe daignait ouvrir la bouche. Il était heureux de voir ses camarades, suspendus à ses lèvres, boire ses paroles comme un thé qu’on siroterait volontiers, après une soirée d’amour ; il jouissait à les tenir ainsi en haleine, mais son jeu finissait par déteindre sur lui au point qu’il épousait certains contours de ses histoires.
De tout le groupe, seul Taguigue était au courant de la vérité carpienne. Les équipées de la Carpe, riches en enseignements, lui étaient d’un important apport. En effet les graines d’une belle escapade germaient déjà en lui. Taguigue était un jeune homme simple et sans problèmes, mais n’était pas pour autant heureux. Il venait lui aussi de terminer son cursus, enfin de l’arrêter, car il ne voulait plus continuer. Il avait stoppé les cours, parce qu’il avait compris que cela ne servait à rien, sauf à perdre du temps et à rater peut-être une occasion de se caser dans l’univers du travail. Les études n’étaient apparemment qu’une fenêtre donnant sur la connaissance, sans plus ; elles étaient loin d’être le préalable à une vie décente ; elles ne constituaient nullement le cheval de Troie par lequel on pénétrait dans la citadelle. Les horizons fermés interdisaient tout espoir et ceux qui espéraient étaient encore victimes de la duperie nationale. Taguigue était vraiment malheureux. Son mal, il le portait en lui sous les couleurs d’Amal. Amal, l’espoir qui n’enfantait finalement que le désespoir. Son cœur était devenu par la force des choses comme un galet qu’on avait trempé dans l’humeur glacée de la réalité de la vie.
« Amal, je t’aime à vie ! Toi ma vie, lequel de nous deux est plus sûr que l’autre ? La certitude s’enroule en serpent autour de ma philosophie… pour que la raison ne soit finalement qu’un goût de matière grise.
Dis-moi ! Toi, ma vie ! De quelle couleur est l’habit que je porte ? Ou bien, n’es-tu capable de voir en moi qu’un peu de perte de temps ? Ou bien n’es-tu qu’un simple alibi pour que ma route s’en aille sans moi ?
À quelle heure, faut-il être à l’heure de ton départ, quand la cloche sonnera ? Ou bien n’est-il déjà plus l’heure ? Ou bien, ne serait-ce désormais plus l’heure ? Sais-tu, au moins, qu’un jour, tu finiras tout comme moi et qu’à ce moment nous serons ensemble dans le même bain ?
Alors, pourquoi files-tu toujours sans moi ? Tu changes souvent et ma petite tête mortelle n’arrive plus à donner du vent pour surprendre ta girouette… je te le répète ! Toi, ma vie ! Tu me donnes le tournis et tu gâches souvent la fête. Alors, arrête et faisons la paix pour une fois s’il te plait.
C’est au quai de mon âme que les amarres sont jetées et à l’encre de mon cœur que je t’implore, bon sang !
Donne-moi le temps d’un lacet pour jumeler ma chaussure à ta pointure !
Donne-moi le temps d’une flétrissure pour que la brisure ne soit qu’une éclaircie !
Donne-moi le temps d’un soupir pour que mon souffle en apnée ne soit jamais l’eau de ma torture !
Donne-moi le temps d’une chance pour qu’enfin commence le bal de l’unique et dernière danse !
Toi, ma vie ! Tu t’en vas toujours sans moi, sans mon chemin, sans détour et sans me prendre la main.
Toi, ma vie, la locomotive, et moi, le dernier wagon de notre train ! »
Voilà ce qu’il avait écrit sur tout un pan de son mur.
Tout le monde le prenait pour un fou. On disait aussi qu’il planait souvent, qu’il avait rarement les pieds sur terre. Les joints de drogue étaient devenus sa spécialité. Chaque jour que Dieu faisait, il venait se recueillir auprès de ce mur. C’était un rituel à ne point bannir. Il commençait son pèlerinage en déclamant le texte d’une voix presque silencieuse comme s’il se confessait. Il demeurait immobile tout le temps que durait sa confession. Il se souvenait encore des moments fabuleux où il l’attendait à la sortie du lycée. Amal émergeait toujours du lot que formait la grappe de ses copines. Il était heureux de la savoir tant aimée et tant respectée. Celles-ci ne la quittaient qu’une fois la rue abordée. Alors, là, d’un signe de la main qu’elle agitait plusieurs fois, elle en prenait congé. Espiègle et dynamique, elle traversait la rue en donnant de la tête à droite et à gauche pour s’assurer de la circulation, et aussi, pour faire jouer ses cheveux noirs et soyeux qui tombaient en cascade sur ses épaules. Elle répétait ces gestes sciemment, car elle se savait observée par celui qui habitait déjà son cœur.
« Tes cheveux me tuent, Amal, surtout quand ils balancent. Mon cœur chavire et je ferme les yeux dans ce délicieux délire », lui avait-il dit un jour, alors qu’ils étaient ensemble à la sortie du village. D’ailleurs, cela avait été la seule fois où ils avaient pu se parler devant tout le monde. Ce faisant, ils avaient foulés tous les tabous et interdits dans cet élan prodigieux qui unissait leurs cœurs amoureux. Très vite, les commérages firent rage. La rumeur, comme une traînée de poudre, avait enflammé tout le voisinage. Les médisances avaient fini par les condamner. On convoqua en leur défaveur un triste aréopage. Taguigue n’hésitait pas, malgré tous les cancans et les proscriptions, à aller toujours à sa rencontre. Ils marchaient longtemps côte à côte, sans trop se parler, ne se disant que l’essentiel. Leur malchance résidait dans le fait qu’ils étaient venus tôt à la mauvaise réputation. Les jeunes comme les vieux les accompagnaient de leurs regards ; leurs yeux jaloux et méchants les dérangeaient dans leur intimité. Têtes basses, ils recevaient les sarcasmes de ceux qui étaient dans l’impossibilité de comprendre. Ils marchaient en écoutant leurs corps qui communiquaient admirablement au rythme de leur démarche tout de pudeur et d’innocence. Parfois, défiant l’âge de pierre et l’esprit sclérosé, ils se donnaient la main dans un geste aussi fou que téméraire. Leurs doigts doux et frénétiques entremêlés étaient autant d’allumettes sournoises, ils entretenaient ainsi le feu de leur incendie. Leurs cœurs battaient en symbiose le refrain de la vie.
Ils auraient pu marcher des journées entières sans jamais se lasser et sans jamais altérer le sentiment puissant dans lequel ils avaient jeté leurs amarres. Ils auraient bien aimé que la route ne finît jamais, car leur séparation était toujours ressentie comme une douleur. Quand ils rencontraient un adulte de leur connaissance, ils s’arrêtaient en faisant semblant de discuter sur un problème de cours, et sitôt qu’il les eut dépassés, ils reprenaient leur chemin et leurs conciliabules amoureux.
Ils s’efforçaient à se faire passer pour des élèves consciencieux afin de tromper la vigilance embarrassante et désarmante de leurs ainés. Ceux-ci, se croyant investis de quelques pouvoirs, les fusillaient sans aucun ménagement de leurs regards haineux. Ces vieux rabougris auxquels l’amour avait depuis longtemps fait ses adieux, leur menaient la vie dure jusqu’à l’intérieur de leurs demeures. En effet, les parents des deux tourtereaux échaudés par les radotages finirent par se mettre de la partie en les fustigeant à chaque dérapage. Qu’à cela ne tienne ! L’amour était plus fort que les sermons et les médisances. Quand leurs doigts frénétiques et passionnés se rencontraient, leurs esprits et leurs corps s’embrasaient sous le feu assassin de l’amour interdit ; ils se laissaient flotter dans le charme fou des ondes merveilleuses irradiant de leurs âmes. En ces moments-là, ils oubliaient le temps, les vieux et n’entendaient que les battements de leurs propres cœurs. Aux tréfonds de leur mémoire, au fond de leurs yeux, en haut de leur ciel si bleu et si majestueux, ils retenaient prisonnier cet instant de bonheur. Cela leur donnait la force d’attendre jusqu’au lendemain soir, à la même heure, avec la même fougue et la même passion et l’espoir toujours grandissant.
Taguigue ne s’essuyait plus la bouche. Sur ses lèvres était incrusté un baiser du tonnerre. Il sentait encore l’ouate et la soie de son atterrissage. Cela avait été rapide, plus furtif que l’éclair, mais avait la puissance d’une bombe nucléaire. C’était l’unique fois où ils avaient osé sceller leur tendre alliance. Ce fut un abouchement des plus merveilleux, exclusif et extraordinaire. À son seul souvenir, il éprouvait un frisson agréable.
Et puis, tout s’était tu, tout avait pris fin. La vie cessa de vivre et la Terre de tourner : Amal s’était suicidée.
Afin de survivre, Taguigue épousa le joint qui devint l’échappatoire à sa folie. Ce fut grâce à la Carpe qu’il remonta lentement la pente.
— Comment était-ce cette fois ? demanda Taguigue un peu embarrassé.
— Beaucoup plus difficile que les deux premières tentatives, lui répondit la Carpe.
— Y a-t-il eu des morts comme avant ? Lui demanda-t-il encore, mais gêné de poser une telle question.
— Oui, lui dit-il, d’un air pénible. Tous ont péri, sauf nous trois. Nous avons été surpris par une grosse tempête, des déferlantes d’une violence si rare que j’en garde les stigmates dans mon cerveau, ajouta-t-il complètement effondré.
— Dans ton cerveau ? Questionna Taguigue, ahuri.
— Oui, c’est dans l’esprit que l’on souffre le plus ! C’est là que s’opère le recueil de tous les sens.
— Raconte-moi, s’il te plaît, je désire tout savoir.
— Comment et par où commencer ? J’aimerais bien tout te dire. Cependant, avec tout le vocabulaire du monde, je ne saurais être fidèle, tellement c’était fou et grandiose. C’était plus grand que l’imagination et plus vaste que l’imaginaire. C’était indescriptible !
— N’empêche ! Dis-moi ce que tu en sais, je m’en satisferai.
— Es-tu toujours intéressé ? Lui demanda la Carpe, un chouia amusé.
— Et comment ! Je suffoque ici, je décline, je meurs lentement.
— Cherches-tu une mort rapide ? Le brusqua-t-il sans ménagements.
— Oh, non ! J’aime trop la vie, même celle d’un chien.
— Alors ?
— Je veux tenter ma chance.
— Tu pourrais ne pas y survivre. Il ne s’agit pas de jouer, ce n’est pas de l’amusement.
— Qu’en sais-tu ? Raconte et ne t’occupe pas du reste, ne sommes-nous pas les fils d’une femme ?
— Écoute mon cher, il est très douloureux de se rappeler la mort de ses amis. Je t’en prie, épargne-moi cette peine !
— Non, dis-le s’il te plait comme si tu leur rendais un dernier hommage.
— Tu es incorrigible et intraitable quand tu t’y mets ; alors, par où dois-je commencer ?
— Depuis le début et sans rien omettre. Je veux tous les détails, je t’en supplie.
— Oh là, là ! Cela a l’air sérieux chez toi !
Taguigue se tut, l’air confus.
— Ne me dis pas que…
La Carpe ne put terminer sa phrase. Le hochement de tête de son ami fut plus qu’une évidence.
— Et c’est pour quand ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.
— Dans trois jours exactement !
La réponse vint succincte et laconique ; elle invoqua un moment le silence.
Cela sembla durer une éternité.
— Je refuse que tu le fasses ! S’emporta la Carpe.
— Ah bon ? Et pourquoi donc, monsieur mon tuteur ?
Taguigue fut très surpris, autant par la signification des propos de son ami que par son injonction.
La carpe se reprit.
— Ne le prends pas mal, s’il te plaît. J’ai été spontané parce que je t’estime beaucoup et je ne veux pas te perdre.
— Me perdre ? Tu es de plus en plus énigmatique, et tu parles comme si tu détenais la vérité. Es-tu devenu devin par hasard ? En tout cas, je n’ai pas peur de la mort !
— Non, comprends-moi s’il te plait. Il ne faut pas aller trop loin, je suis sincère. Je ne veux pas que tu le fasses, c’est tout.
— La mort et moi cohabitons dans le même corps. Le jour où l’un de nous serait à l’étroit, eh bien, qu’il fasse le vide ! Et puis, apprends aussi que la mort est la seule chose qui soit intacte. Elle demeure toujours inviolée bien que les pas géants de la science osent se poser certaines questions. Tout a été souillé par l’homme jusqu’à la religion ; même Dieu ne réchappe pas de nos esprits maléfiques. Mais, face à la mort, on s’efface en se faisant tout petit. Nous mettons, tous autant que nous sommes, notre queue entre les jambes et baissons la tête à sa seule pensée. Moi, je la respecte pour avoir appris à vivre avec elle dans un pacte qui me donne la possibilité de ne pas la craindre.
— Une possibilité ? Tu m’impressionnes !
— Non, pas une solution radicale, mais une certaine philosophie. Oui, il suffit de l’accepter pour faire bon ménage. Quant à moi, je pense que l’unique manière de se défaire de la crainte de la mort est de prendre des risques majeurs. Mais à propos, revenons à ta question !
— Pourquoi le fais-tu, alors que tu me le déconseilles ?
Taguigue le comprenait très bien, seulement, il l’asticotait pour en extraire le maximum au cas où il aurait tu certaines informations. Sa sincérité, il n’en doutait absolument pas ; il le savait honnête et franc, incapable de lui jouer des entourloupettes. S’il avait éludé certaines questions en lui racontant ses précédentes tentatives, c’était uniquement à bon escient.
— Je le fais par fidélité, beaucoup plus par serment.
Taguigue le regardait, étonné, il ne s’attendait pas à une telle réponse. La Carpe en déduisit son embarras.
— Tu sais, mon cher Brahim – le véritable nom de Taguigue – ce serait un peu long à t’expliquer, mais sache qu’avant le départ, nous nous rappelions notre devise : « Tous pour chacun et chacun pour tous ». Nous prenions aussi l’engagement de parachever le travail tant que nous serions vivants et de multiplier les tentatives jusqu’à l’aboutissement, à la mémoire de ceux qui auraient trouvé la mort. C’était cela notre serment : réussir ou mourir.
— Si tu avais été noyé, penses-tu que les autres auraient continué.
— Oui, je le crois, lui répondit-il spontanément, au point que son ami en fut abasourdi…
— Comment peux-tu en être sûr, on Dieu ?
— Le contraire me parait impossible après ce que nous avions tous vécu.
— Ah, nous y revoilà justement. Allez, déballe tout, s’il te plait.
— Promets-moi d’abord de tout laisser tomber.
— Non, jamais vieux frère !
— Et pourquoi cet entêtement, vieille caboche ?
— Le serment, mon ami, le serment !
— Tu es vraiment incorrigible ! Bon, puisque tu es en plein dedans, je vais te raconter pour que tu saches à quoi t’en tenir.
— Je suis tout ouïe.
— Nous étions partis par une mer d’huile. Notre passeur avait la mine joyeuse et cela avait déteint sur l’ensemble des gars de fortune que l’infortune avait trimballé et regroupé sur cette plage qui avait, faut-il le souligner, un nom tout à fait cochon : Oued-El-Hallouf. Nous étions vingt personnes exactement à avoir embarqué ce jour-là, vers trois heures du matin. Le moment fut choisi en raison des patrouilles de gendarmes et surtout des gardes-côtes qui étaient sur le pied de guerre. Une dizaine de récidivistes accompagnés de neuf nouveaux candidats, dont une jeune et belle fille d’à peine dix-huit ans. Je disais donc, la mer était calme et aucun souffle ne venait troubler sa quiétude. On n’entendait que le rugissement du moteur qui fouettait ses chevaux pour fendre l’immensité marine qui s’offrait à perte de vue, un désert plein d’eau qui n’en finissait pas de se faufiler sous la quille de la barque qui glissait avec nos espoirs. Tout le monde se taisait, écoutant les ordres du passeur qui, en connaisseur, ordonnait telle ou telle manœuvres, qu’on se devait d’exécuter à la lettre pour ne pas mettre en danger tout l’équipage.
L’ambiance était bon enfant et nous espérions apercevoir les côtes tard vers le soir. J’avais quelque chose d’accroché au cœur ; je ne pouvais croire à cette paix translucide. C’était trop beau pour être vrai. Tout baignait dans l’huile depuis le départ et cela ne présageait rien de bon. C’était en fait le calme qui précédait la tempête. J’avais récité des déprécations pour vaincre le mauvais sort et j’attendais, fiévreux, en scrutant le ciel. Je fus sidéré : les étoiles que j’apercevais tantôt ne diffusaient plus leur clair-obscur. Un coup de vent se préparait, car l’on sentait son souffle nous accaparer par tous les bords. Oh mon Dieu ! Faites que la mer dormante ne se réveille pas, avais-je intérieurement imploré.
Tout à coup, le ciel nous surprit. La tempête était là. Le vent nous ramenait jusque dans nos oreilles, avec ses sifflements stridents, le bruit amplifié des montagnes qui s’écroulaient au loin. Le passeur fut tout aussi stupéfait que nous. La peur le saisit autant que nous. Cependant, il demeurait le maître à bord et on le voyait déployer tous les efforts pour maintenir à flot notre barque qui s’en tirait à merveille, quand même. Le vent s’amenait, aplanissait la surface encore docile de l’eau qui se prêtait à son jeu. Puis, la mer se creusait sous notre chaloupe qui s’enfonçait éperdument dans le trou géant laissé par la flotte qui se reconstituait de l’autre côté en une muraille gigantesque qui nous cachait une bonne partie du ciel au-dessus de nos têtes. On sentait les vagues se gonfler, murmurantes et menaçantes, autour de nous et l’on devinait que le plus dur était à craindre. Soudain, un éclair fulgurant déchira la nuit en dévoilant des nuages sombres et inquiétants. Il fut suivi par un tonnerre foudroyant dont le grondement s’abattit comme une explosion dans nos oreilles. La pluie entra en scène ajoutant de l’eau à l’eau. Le ciel et la mer, de connivence, se refermèrent sur nous. Des murs d’eau nous assiégèrent en un rien de temps. Nous étions encore loin de la terre ferme. Nous étions sérieusement engagés, au vu du temps qui s’était écoulé pour espérer rebrousser chemin. D’ailleurs l’aurions-nous pu ? J’en doutais fort au point où en étaient les choses. Le passeur se démenait pour maintenir le gouvernail, mais celui-ci refusait de le suivre dans sa manœuvre, car il était inutile sans le moteur qui avait rendu l’âme.
La pluie tombait à torrent et la barque tanguait dangereusement. L’eau nous arrivait presque aux genoux et tout le monde se mettait de la partie pour vider la quantité qu’il pouvait. On déséquilibrait sérieusement notre embarcation, tellement nos mouvements étaient désordonnés et irréfléchis. Au bout de quelques minutes, la pluie cessa de nous tourmenter, mais la mer aussi démontée continuait de nous secouer. Le vent rageur soufflait encore, pour emporter plus loin l’orage qu’il avait amené sur notre route. Du sommet d’une lame où notre barque était ballottée, le passeur cria comme un homme égaré : « nous sommes perdus ». Des pleurs étouffés se firent entendre parmi nous, puis éclatèrent de plus belle dans une hystérie dont seule la peur en avait le secret. Nous étions tous en proie à la terreur. Les anciens comme les nouveaux, nous étions tous dans le même bain, dans la même frayeur. La petite sœur, perdue dans son coin, l’air hagard, avait les yeux rivés sur l’eau qui lui arrivait de toute part. L’onde se creusa et nous nous enfonçâmes dans le trou, avec cette sensation de nausée qui vous saisit aux entrailles et qui ne vous relâche qu’une fois que vous les aurez complètement vidées. Totalement sidérés, nous nous élevions sur le dos d’une autre lame, plus dense et plus vertigineuse. Nous n’avions que nos yeux pour chercher dans nos regards, un quelconque espoir. Nous vivions un supplice qui n’avait d’égal que notre étourdissement à monter sur les flancs des lames montantes et à se précipiter dans le gouffre amer au milieu des écumes de celles descendantes. C ‘était comme si nous étions morts et qu’on descendait notre cercueil dans une tombe collective. Nous étions ensemble et chacun était enfermé dans une solitude aussi immense que la désolation des ténèbres infernales qui nous entouraient. C’était un enfer indescriptible. Les monts et les creux se succédaient, rapides et sans fin. Ballottés et transportés à leur gré, nous attendions le moment fatidique où la barque se disloquerait, nous jetant dans la gueule géante et glaciale de la mer houleuse et déchaînée. Le vent, plus fort encore, comme s’il était mécontent de notre sort, s’acharnait de plus belle sur celle-ci en la soulevant de tous les bords. Celle-ci, comme habitée par un démon, bouillonnait furieusement en confectionnant des déferlantes qui, faute de place vitale pour fuir l’enfer, s’amoncelaient sur elles-mêmes dans un roulement extraordinaire, puis s’éparpillaient ensuite avec fracas en se mêlant à la folie d’autres paquets de mer. Je ne peux affirmer si nous avancions ou si nous tournions en rond, tellement nos têtes, prises dans le tourment et la tourmente, ne percevaient plus cette notion d’espace et de temps. Puis, survint ce que tout le monde redoutait, attendait, mais n’espérait point. Une grosse lame, ou petite, je n’en sais rien, s’engouffra totalement dans notre barque en nous expédiant dans tous les sens. Et là, tout sombra. Je me suis retrouvé coincé entre le passeur et la jeune fille qui grelottait de peur et de froid. On entendait, dans la bourrasque, le claquement involontaire de ses dents, témoignant ainsi de la profondeur de sa détresse et de sa misère.
Cela faisait plus de six heures depuis que nous avions quitté notre plage et il faisait toujours noir. Cependant, on apercevait quand même la lueur de l’aube qui pointait alentour, alors que la mer retrouvait ses plus basses ardeurs.
Transis de froid et de peur, nous attendions notre heure, accrochés l’un à l’autre et surtout au passeur qui portait un gilet de sauvetage. C’était peut-être cela notre aubaine. Nous fûmes sauvés in extremis par ceux qui nous faisaient continuellement la chasse. J’appris par la suite que nous étions les seuls rescapés de notre naufrage.
La Carpe se tut un instant avant d’annoncer :
— Observons une minute de silence ! Prions pour ces guerriers de l’eau, pour la paix de leurs âmes.
Joignant le geste à la parole, il se mit à psalmodier des rogations dans ses mains unies à hauteur de son visage…
Taguigue se tut à son tour en réprimant une pensée.
L’instant se creusa en une éternité.
— Puisse Dieu vous accorder sa miséricorde ! Clôtura la Carpe, les larmes aux yeux.
— Amen, Dieu des mondes ! répondit Taguigue d’une voix émue avant d’ajouter :
— Et tu comptes toujours recommencer ?
— Tu sais, j’aurais peut-être eu l’idée d’arrêter, mais le passage à tabac et l’interrogatoire crapuleux qui nous a été réservé par les autorités me poussent à tenter le diable plutôt que de rester là, subissant les pires avanies dans ce pays. Nous avons été humiliés dans nos corps et nos âmes. Par contre, notre deuxième tentative fut presque une réussite, nous avons foulé le sol italien. Hélas ! Nous avons été surpris par les carabiniers. Nous avons été choyés, nourris, habillés et bien reçus par ceux censés nous balancer dans la mer sans s’apitoyer sur notre sort. Nous avons bénéficié même d’une assistance médicale spécialisée.
— Tu as raison, vaut mieux ne plus traîner dans le coin. Foutons tous le camp d’ici !
— Oui, moi je préfère rentrer… en Italie ! À bientôt, alors ?
— À bientôt ? Est-ce à dire que… ?
Ne s’attendant point à une telle tournure, Taguigue ne put exprimer convenablement tout ce qu’il voulait dire.
— Si ! Je suis l’organisateur et le passeur de ton prochain voyage.
Dis-moi ! Toi, ma vie ! De quelle couleur est l’habit que je porte ? Ou bien, n’es-tu capable de voir en moi qu’un peu de perte de temps ? Ou bien n’es-tu qu’un simple alibi pour que ma route s’en aille sans moi ?
À quelle heure, faut-il être à l’heure de ton départ, quand la cloche sonnera ? Ou bien n’est-il déjà plus l’heure ? Ou bien, ne serait-ce désormais plus l’heure ? Sais-tu, au moins, qu’un jour, tu finiras tout comme moi et qu’à ce moment nous serons ensemble dans le même bain ?
Alors, pourquoi files-tu toujours sans moi ? Tu changes souvent et ma petite tête mortelle n’arrive plus à donner du vent pour surprendre ta girouette… je te le répète ! Toi, ma vie ! Tu me donnes le tournis et tu gâches souvent la fête. Alors, arrête et faisons la paix pour une fois s’il te plait.
Donne-moi le temps d’un lacet pour jumeler ma chaussure à ta pointure !
Donne-moi le temps d’une flétrissure pour que la brisure ne soit qu’une éclaircie !
Donne-moi le temps d’un soupir pour que mon souffle en apnée ne soit jamais l’eau de ma torture !
Donne-moi le temps d’une chance pour qu’enfin commence le bal de l’unique et dernière danse !
Toi, ma vie ! Tu t’en vas toujours sans moi, sans mon chemin, sans détour et sans me prendre la main.
Toi, ma vie, la locomotive, et moi, le dernier wagon de notre train ! »
Voilà ce qu’il avait écrit sur tout un pan de son mur.
« Tes cheveux me tuent, Amal, surtout quand ils balancent. Mon cœur chavire et je ferme les yeux dans ce délicieux délire », lui avait-il dit un jour, alors qu’ils étaient ensemble à la sortie du village. D’ailleurs, cela avait été la seule fois où ils avaient pu se parler devant tout le monde. Ce faisant, ils avaient foulés tous les tabous et interdits dans cet élan prodigieux qui unissait leurs cœurs amoureux. Très vite, les commérages firent rage. La rumeur, comme une traînée de poudre, avait enflammé tout le voisinage. Les médisances avaient fini par les condamner. On convoqua en leur défaveur un triste aréopage. Taguigue n’hésitait pas, malgré tous les cancans et les proscriptions, à aller toujours à sa rencontre. Ils marchaient longtemps côte à côte, sans trop se parler, ne se disant que l’essentiel. Leur malchance résidait dans le fait qu’ils étaient venus tôt à la mauvaise réputation. Les jeunes comme les vieux les accompagnaient de leurs regards ; leurs yeux jaloux et méchants les dérangeaient dans leur intimité. Têtes basses, ils recevaient les sarcasmes de ceux qui étaient dans l’impossibilité de comprendre. Ils marchaient en écoutant leurs corps qui communiquaient admirablement au rythme de leur démarche tout de pudeur et d’innocence.
Ils auraient pu marcher des journées entières sans jamais se lasser et sans jamais altérer le sentiment puissant dans lequel ils avaient jeté leurs amarres. Ils auraient bien aimé que la route ne finît jamais, car leur séparation était toujours ressentie comme une douleur. Quand ils rencontraient un adulte de leur connaissance, ils s’arrêtaient en faisant semblant de discuter sur un problème de cours, et sitôt qu’il les eut dépassés, ils reprenaient leur chemin et leurs conciliabules amoureux.
Ils s’efforçaient à se faire passer pour des élèves consciencieux afin de tromper la vigilance embarrassante et désarmante de leurs ainés. Ceux-ci, se croyant investis de quelques pouvoirs, les fusillaient sans aucun ménagement de leurs regards haineux. Ces vieux rabougris auxquels l’amour avait depuis longtemps fait ses adieux, leur menaient la vie dure jusqu’à l’intérieur de leurs demeures. En effet, les parents des deux tourtereaux échaudés par les radotages finirent par se mettre de la partie en les fustigeant à chaque dérapage. Qu’à cela ne tienne ! L’amour était plus fort que les sermons et les médisances. Quand leurs doigts frénétiques et passionnés se rencontraient, leurs esprits et leurs corps s’embrasaient sous le feu assassin de l’amour interdit ; ils se laissaient flotter dans le charme fou des ondes merveilleuses irradiant de leurs âmes. En ces moments-là, ils oubliaient le temps, les vieux et n’entendaient que les battements de leurs propres cœurs. Aux tréfonds de leur mémoire, au fond de leurs yeux, en haut de leur ciel si bleu et si majestueux, ils retenaient prisonnier cet instant de bonheur. Cela leur donnait la force d’attendre jusqu’au lendemain soir, à la même heure, avec la même fougue et la même passion et l’espoir toujours grandissant.
Taguigue ne s’essuyait plus la bouche. Sur ses lèvres était incrusté un baiser du tonnerre. Il sentait encore l’ouate et la soie de son atterrissage. Cela avait été rapide, plus furtif que l’éclair, mais avait la puissance d’une bombe nucléaire. C’était l’unique fois où ils avaient osé sceller leur tendre alliance. Ce fut un abouchement des plus merveilleux, exclusif et extraordinaire. À son seul souvenir, il éprouvait un frisson agréable.
— Comment était-ce cette fois ? demanda Taguigue un peu embarrassé.
— Beaucoup plus difficile que les deux premières tentatives, lui répondit la Carpe.
— Y a-t-il eu des morts comme avant ? Lui demanda-t-il encore, mais gêné de poser une telle question.
— Oui, lui dit-il, d’un air pénible. Tous ont péri, sauf nous trois. Nous avons été surpris par une grosse tempête, des déferlantes d’une violence si rare que j’en garde les stigmates dans mon cerveau, ajouta-t-il complètement effondré.
— Dans ton cerveau ? Questionna Taguigue, ahuri.
— Oui, c’est dans l’esprit que l’on souffre le plus ! C’est là que s’opère le recueil de tous les sens.
— Raconte-moi, s’il te plaît, je désire tout savoir.
— Comment et par où commencer ? J’aimerais bien tout te dire. Cependant, avec tout le vocabulaire du monde, je ne saurais être fidèle, tellement c’était fou et grandiose. C’était plus grand que l’imagination et plus vaste que l’imaginaire. C’était indescriptible !
— N’empêche ! Dis-moi ce que tu en sais, je m’en satisferai.
— Es-tu toujours intéressé ? Lui demanda la Carpe, un chouia amusé.
— Et comment ! Je suffoque ici, je décline, je meurs lentement.
— Cherches-tu une mort rapide ? Le brusqua-t-il sans ménagements.
— Oh, non ! J’aime trop la vie, même celle d’un chien.
— Alors ?
— Tu pourrais ne pas y survivre. Il ne s’agit pas de jouer, ce n’est pas de l’amusement.
— Qu’en sais-tu ? Raconte et ne t’occupe pas du reste, ne sommes-nous pas les fils d’une femme ?
— Écoute mon cher, il est très douloureux de se rappeler la mort de ses amis. Je t’en prie, épargne-moi cette peine !
— Non, dis-le s’il te plait comme si tu leur rendais un dernier hommage.
— Tu es incorrigible et intraitable quand tu t’y mets ; alors, par où dois-je commencer ?
— Depuis le début et sans rien omettre. Je veux tous les détails, je t’en supplie.
— Oh là, là ! Cela a l’air sérieux chez toi !
Taguigue se tut, l’air confus.
— Ne me dis pas que…
La Carpe ne put terminer sa phrase. Le hochement de tête de son ami fut plus qu’une évidence.
— Et c’est pour quand ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.
— Dans trois jours exactement !
La réponse vint succincte et laconique ; elle invoqua un moment le silence.
Cela sembla durer une éternité.
— Je refuse que tu le fasses ! S’emporta la Carpe.
— Ah bon ? Et pourquoi donc, monsieur mon tuteur ?
Taguigue fut très surpris, autant par la signification des propos de son ami que par son injonction.
La carpe se reprit.
— Ne le prends pas mal, s’il te plaît. J’ai été spontané parce que je t’estime beaucoup et je ne veux pas te perdre.
— Me perdre ? Tu es de plus en plus énigmatique, et tu parles comme si tu détenais la vérité. Es-tu devenu devin par hasard ? En tout cas, je n’ai pas peur de la mort !
— Non, comprends-moi s’il te plait. Il ne faut pas aller trop loin, je suis sincère. Je ne veux pas que tu le fasses, c’est tout.
— La mort et moi cohabitons dans le même corps. Le jour où l’un de nous serait à l’étroit, eh bien, qu’il fasse le vide ! Et puis, apprends aussi que la mort est la seule chose qui soit intacte. Elle demeure toujours inviolée bien que les pas géants de la science osent se poser certaines questions. Tout a été souillé par l’homme jusqu’à la religion ; même Dieu ne réchappe pas de nos esprits maléfiques. Mais, face à la mort, on s’efface en se faisant tout petit. Nous mettons, tous autant que nous sommes, notre queue entre les jambes et baissons la tête à sa seule pensée. Moi, je la respecte pour avoir appris à vivre avec elle dans un pacte qui me donne la possibilité de ne pas la craindre.
— Une possibilité ? Tu m’impressionnes !
— Non, pas une solution radicale, mais une certaine philosophie. Oui, il suffit de l’accepter pour faire bon ménage. Quant à moi, je pense que l’unique manière de se défaire de la crainte de la mort est de prendre des risques majeurs. Mais à propos, revenons à ta question !
— Pourquoi le fais-tu, alors que tu me le déconseilles ?
Taguigue le comprenait très bien, seulement, il l’asticotait pour en extraire le maximum au cas où il aurait tu certaines informations. Sa sincérité, il n’en doutait absolument pas ; il le savait honnête et franc, incapable de lui jouer des entourloupettes. S’il avait éludé certaines questions en lui racontant ses précédentes tentatives, c’était uniquement à bon escient.
— Je le fais par fidélité, beaucoup plus par serment.
Taguigue le regardait, étonné, il ne s’attendait pas à une telle réponse. La Carpe en déduisit son embarras.
— Tu sais, mon cher Brahim – le véritable nom de Taguigue – ce serait un peu long à t’expliquer, mais sache qu’avant le départ, nous nous rappelions notre devise : « Tous pour chacun et chacun pour tous ». Nous prenions aussi l’engagement de parachever le travail tant que nous serions vivants et de multiplier les tentatives jusqu’à l’aboutissement, à la mémoire de ceux qui auraient trouvé la mort. C’était cela notre serment : réussir ou mourir.
— Si tu avais été noyé, penses-tu que les autres auraient continué.
— Oui, je le crois, lui répondit-il spontanément, au point que son ami en fut abasourdi…
— Comment peux-tu en être sûr, on Dieu ?
— Le contraire me parait impossible après ce que nous avions tous vécu.
— Ah, nous y revoilà justement. Allez, déballe tout, s’il te plait.
— Promets-moi d’abord de tout laisser tomber.
— Non, jamais vieux frère !
— Et pourquoi cet entêtement, vieille caboche ?
— Le serment, mon ami, le serment !
— Tu es vraiment incorrigible ! Bon, puisque tu es en plein dedans, je vais te raconter pour que tu saches à quoi t’en tenir.
— Je suis tout ouïe.
— Nous étions partis par une mer d’huile. Notre passeur avait la mine joyeuse et cela avait déteint sur l’ensemble des gars de fortune que l’infortune avait trimballé et regroupé sur cette plage qui avait, faut-il le souligner, un nom tout à fait cochon : Oued-El-Hallouf. Nous étions vingt personnes exactement à avoir embarqué ce jour-là, vers trois heures du matin. Le moment fut choisi en raison des patrouilles de gendarmes et surtout des gardes-côtes qui étaient sur le pied de guerre. Une dizaine de récidivistes accompagnés de neuf nouveaux candidats, dont une jeune et belle fille d’à peine dix-huit ans. Je disais donc, la mer était calme et aucun souffle ne venait troubler sa quiétude. On n’entendait que le rugissement du moteur qui fouettait ses chevaux pour fendre l’immensité marine qui s’offrait à perte de vue, un désert plein d’eau qui n’en finissait pas de se faufiler sous la quille de la barque qui glissait avec nos espoirs. Tout le monde se taisait, écoutant les ordres du passeur qui, en connaisseur, ordonnait telle ou telle manœuvres, qu’on se devait d’exécuter à la lettre pour ne pas mettre en danger tout l’équipage.
L’ambiance était bon enfant et nous espérions apercevoir les côtes tard vers le soir. J’avais quelque chose d’accroché au cœur ; je ne pouvais croire à cette paix translucide. C’était trop beau pour être vrai. Tout baignait dans l’huile depuis le départ et cela ne présageait rien de bon. C’était en fait le calme qui précédait la tempête. J’avais récité des déprécations pour vaincre le mauvais sort et j’attendais, fiévreux, en scrutant le ciel. Je fus sidéré : les étoiles que j’apercevais tantôt ne diffusaient plus leur clair-obscur. Un coup de vent se préparait, car l’on sentait son souffle nous accaparer par tous les bords. Oh mon Dieu ! Faites que la mer dormante ne se réveille pas, avais-je intérieurement imploré.
La pluie tombait à torrent et la barque tanguait dangereusement. L’eau nous arrivait presque aux genoux et tout le monde se mettait de la partie pour vider la quantité qu’il pouvait. On déséquilibrait sérieusement notre embarcation, tellement nos mouvements étaient désordonnés et irréfléchis. Au bout de quelques minutes, la pluie cessa de nous tourmenter, mais la mer aussi démontée continuait de nous secouer. Le vent rageur soufflait encore, pour emporter plus loin l’orage qu’il avait amené sur notre route. Du sommet d’une lame où notre barque était ballottée, le passeur cria comme un homme égaré : « nous sommes perdus ». Des pleurs étouffés se firent entendre parmi nous, puis éclatèrent de plus belle dans une hystérie dont seule la peur en avait le secret. Nous étions tous en proie à la terreur. Les anciens comme les nouveaux, nous étions tous dans le même bain, dans la même frayeur. La petite sœur, perdue dans son coin, l’air hagard, avait les yeux rivés sur l’eau qui lui arrivait de toute part. L’onde se creusa et nous nous enfonçâmes dans le trou, avec cette sensation de nausée qui vous saisit aux entrailles et qui ne vous relâche qu’une fois que vous les aurez complètement vidées. Totalement sidérés, nous nous élevions sur le dos d’une autre lame, plus dense et plus vertigineuse. Nous n’avions que nos yeux pour chercher dans nos regards, un quelconque espoir. Nous vivions un supplice qui n’avait d’égal que notre étourdissement à monter sur les flancs des lames montantes et à se précipiter dans le gouffre amer au milieu des écumes de celles descendantes. C ‘était comme si nous étions morts et qu’on descendait notre cercueil dans une tombe collective. Nous étions ensemble et chacun était enfermé dans une solitude aussi immense que la désolation des ténèbres infernales qui nous entouraient. C’était un enfer indescriptible. Les monts et les creux se succédaient, rapides et sans fin. Ballottés et transportés à leur gré, nous attendions le moment fatidique où la barque se disloquerait, nous jetant dans la gueule géante et glaciale de la mer houleuse et déchaînée. Le vent, plus fort encore, comme s’il était mécontent de notre sort, s’acharnait de plus belle sur celle-ci en la soulevant de tous les bords. Celle-ci, comme habitée par un démon, bouillonnait furieusement en confectionnant des déferlantes qui, faute de place vitale pour fuir l’enfer, s’amoncelaient sur elles-mêmes dans un roulement extraordinaire, puis s’éparpillaient ensuite avec fracas en se mêlant à la folie d’autres paquets de mer. Je ne peux affirmer si nous avancions ou si nous tournions en rond, tellement nos têtes, prises dans le tourment et la tourmente, ne percevaient plus cette notion d’espace et de temps. Puis, survint ce que tout le monde redoutait, attendait, mais n’espérait point. Une grosse lame, ou petite, je n’en sais rien, s’engouffra totalement dans notre barque en nous expédiant dans tous les sens. Et là, tout sombra. Je me suis retrouvé coincé entre le passeur et la jeune fille qui grelottait de peur et de froid. On entendait, dans la bourrasque, le claquement involontaire de ses dents, témoignant ainsi de la profondeur de sa détresse et de sa misère.
Cela faisait plus de six heures depuis que nous avions quitté notre plage et il faisait toujours noir. Cependant, on apercevait quand même la lueur de l’aube qui pointait alentour, alors que la mer retrouvait ses plus basses ardeurs.
Transis de froid et de peur, nous attendions notre heure, accrochés l’un à l’autre et surtout au passeur qui portait un gilet de sauvetage. C’était peut-être cela notre aubaine. Nous fûmes sauvés in extremis par ceux qui nous faisaient continuellement la chasse. J’appris par la suite que nous étions les seuls rescapés de notre naufrage.
La Carpe se tut un instant avant d’annoncer :
— Observons une minute de silence ! Prions pour ces guerriers de l’eau, pour la paix de leurs âmes.
Joignant le geste à la parole, il se mit à psalmodier des rogations dans ses mains unies à hauteur de son visage…
Taguigue se tut à son tour en réprimant une pensée.
— Et tu comptes toujours recommencer ?
— Tu sais, j’aurais peut-être eu l’idée d’arrêter, mais le passage à tabac et l’interrogatoire crapuleux qui nous a été réservé par les autorités me poussent à tenter le diable plutôt que de rester là, subissant les pires avanies dans ce pays. Nous avons été humiliés dans nos corps et nos âmes. Par contre, notre deuxième tentative fut presque une réussite, nous avons foulé le sol italien. Hélas ! Nous avons été surpris par les carabiniers. Nous avons été choyés, nourris, habillés et bien reçus par ceux censés nous balancer dans la mer sans s’apitoyer sur notre sort. Nous avons bénéficié même d’une assistance médicale spécialisée.
— Tu as raison, vaut mieux ne plus traîner dans le coin. Foutons tous le camp d’ici !
— Oui, moi je préfère rentrer… en Italie ! À bientôt, alors ?
— À bientôt ? Est-ce à dire que… ?
Ne s’attendant point à une telle tournure, Taguigue ne put exprimer convenablement tout ce qu’il voulait dire.
— Si ! Je suis l’organisateur et le passeur de ton prochain voyage.