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mardi 24 octobre 2017

L’amour, al-harrag et la vie


À mon frère et ami Tayeb Ouici, un homme honnête, brave, obligeant et aimable: un alliage inoxydable.



Œil-De-Rapace gisait comme un cheval mort dans cette plaine abandonnée où chiens et chats errants avaient occupé tous les hameaux ; ils entonnaient au diable vauvert, surtout de nuit, leur édifiant flamenco. Certes, il faisait bon vivre dans ce village qui n’avait nullement besoin des rugissements des lions pour se sentir gladiateur. Il portait mal son âge et ne supportait plus la jeunesse. Il ne gardait de son passé colonial que l’église, dégradée d’ailleurs, mais qui conservait quand même une structure imposante. Ce bourg était tout en fleurs et pas une seule maison n’avait son propre jardin. Elles rivalisaient de beauté en ajoutant une touche agréable au paysage, pour le plaisir des yeux et du cœur. À Œil-De-Rapace, tout le monde se connaissait ; les gens donnaient ici, à l’humanité entière, une formidable leçon de tolérance ; ils se côtoyaient dans une ambiance fraternelle ; pourtant, chacun était au courant des tares et des inepties de l’autre. On retrouvait le moudjahid de la première heure ainsi que le harki de la dernière heure dans le même patio ; voisins, ils cohabitaient dans une entente extraordinaire, en dépassant tous les conflits, sans jamais se tenir rancœur ; au contraire, ils se renvoyaient souvent l’ascenseur. Le marocain avait sa place aussi, mieux encore, il était respecté à tel point qu’on tissât avec lui des liens de parenté. La seule fausse note qui entachait la virginité de cette cité résidait dans l’arrogance de ses riches. Ceux-là avaient opté pour un comportement à la hauteur de leurs fortunes. Non seulement ils regardaient les pauvres de haut, mais ils le faisaient avec dédain. Œil de rapace portait mal ses ans et respirait avec angoisse son histoire qui ne brillait d’aucun éclat. Depuis qu’il a été créé, il ne fait que subir les aléas du temps et l’insipidité des gens. Qu’il vive ou qu’il survive, les choses ne changeaient en rien son devenir et n’influaient aucunement sur son comportement. Il demeurait Œil avec ou sans Rapace.

L’indépendance se savait au drapeau accroché et suspendu à la hampe de la mairie ; au-delà, rien ne la rappelait, sauf peut-être cette liberté qu’avaient les villageois à vieillir jeunes ; Œil-De-Rapace distribuait les vingt ans et à défaut de mourir, l’on se fanait bêtement. L’histoire lui reconnaît quand même une qualité : il est le premier village à avoir inventé le « Hitisme ». Aucun bourg, avant lui, n’avait su glorifier ce mouvement dont les enseignements firent tache d’huile ; il déteignait sur les autres douars et même sur les villes qui ne se croyaient pas concernées par la daube nationale. Le « Hitisme » (chômage en langage populaire) connut une période faste et prospère, tout à l’honneur de son fondateur, j’ai nommé, l’esprit laudateur. Ses disciples étaient légion. Il rayonnait sur tous les murs qu’ils soient grands, petits, cimentés ou mal lotis. Ils étaient tous logés à la même enseigne. Les murs avaient pris le pli de se prêter à ces rites banals qui n’en finissaient pas à longueur de journée. D’ailleurs, ils portaient dans leurs cœurs de pierre, les stigmates d’une telle action. Les traces indélébiles des dos humains les parsemaient de leur ennui pratiquement quotidien et cafardeux. De nuit, ils laissaient s’échapper des soupirs et des chuchotements comme s’ils se racontaient les histoires pas du tout drôles de leurs hôtes diurnes indésirables. Leurs conciliabules témoignaient de leur refus de servir de soutènement aux ossatures spectrales et fantomatiques d’une plèbe au bord du précipice. En tout cas, ils se liguaient en catimini en vue de créer une association pour défendre leur droit à la liberté ; ils se sentaient à l’étroit avec ces bêtes humaines qui venaient se frotter à leurs peaux rêches et crépues en leur confiant les secrets les plus alambiqués. Les journées s’étiraient en bâillant à l’enfer pour crier leur monotonie par-dessus les toits des maisons qui ressemblaient à des tombes en fleurs.

À Œil-De-Rapace, le jour ne s’étant jamais levé, la nuit, confortablement installée, régnait en maîtresse absolue sur les lieux. Les spectres qui remplissaient d’office les fonctions d’habitants n’avaient pas encore franchi le mur de la « cité ». Ils se complaisaient à jouer les rôles qui leur étaient dévolus par la vie au même titre que les bêtes qu’ils détenaient. Ils s’en tenaient à cette mécanique, aigris par la force des choses et par les horizons fermés, comme si Dieu avait retiré au dessus de leurs têtes, un pan du ciel qui leur était destiné. Emmurés dans la soie trompeuse du silence, encagés dans l’étoffe grossière et drue d’un socialisme claudiquant, emmaillotés dans le crin crapuleux du dogmatisme et affabulés par un discours hâbleur et lénifiant, ils vivaient dans le meilleur des mondes, loin de toute influence embarrassante. Ils trouvaient leur compte dans le statu quo d’une vie qui souffrait le martyre. Celle-ci s’enfermait dans les crocs géants et béants de l’ennui qui ne disait pas son nom. Celui-ci s’éternisait sans se soucier des lendemains qui n’étaient nullement enchanteurs. Chaque matin, les murs renouaient avec leur quotidien en retrouvant leurs fidèles amis qui ne se lassaient jamais de cette luxueuse activité qui rendait la région célèbre par sa portée.

Il y avait des murs chanceux et d’autres moins fortunés. Les premiers étaient tant choyés et tellement sollicités. Les seconds ne recevaient même pas l’ombre d’un quidam ; ils mouraient d’ennui, tristement esseulés et abandonnés. Le soleil, ne trouvant jamais de sujets intéressants à sa chronique, balayait le village de ses rayons plats noyés dans l’humeur fade de l’habitude. Le jour faste des murs, le jour phare comme on dit, c’est lorsqu’il pleuvait. À ce moment-là, tous les hommes jeunes et moins vieux se mettaient de la partie ; ils y allaient tout doucement, d’abord de leurs épaules, ensuite de leurs dos qu’ils plaquaient contre les surfaces rugueuses des murs comme pour les soutenir. En escarpe bien contre ceux-ci, les gens fusillés par le temps regardaient sans compter les petits de la pluie.

Chaque mur avait son propre liseré recouvert qui offrait une insignifiante protection. En effet, il protégeait contre les bruines, mais pas contre les averses et les bourrasques. Cependant, l’on s’en foutait royalement puisque le temps à Œil-De-Rapace n’avait aucune importance ; il s’en allait peinard comme un vieillard traînant la savate ne se souciant guère de la vie qui s’accrochait quand même à ses basques. La vie à Œil-De-Rapace était un fleuve tranquille suivant son cours bien ancré dans son lit sans craindre d’en sortir. On ne débordait pas, on ne débordait jamais pour ainsi dire à Œil-De-Rapace. C’était en quelque sorte une petite et douce herbe qui ne faisait que survivre ! Voilà, pour schématiser un peu le topo de ce fameux bourg. Tous les murs, neufs et anciens, portaient des graffitis. Des trucs pas tout à fait à la mode côtoyant des écrits sclérosés, comme « vive le FLN » ou encore « votez FLN », avaient plus de trente ans d’âge. Ils avaient été dessinés là, un certain soir, un certain mois d’une certaine année et personne n’avait pensé à les enlever.

Les nouveaux hiéroglyphes comme « vive Aïcha » et « vive l’amour » étaient plus suggestifs. Les « je t’aime Omri » et les mystérieux couples comme « toi et moi » et « elle et lui » ou « Rachid et Pas De Chance », étaient le plus en vue. Chacun avait sa propre surface où l’on pouvait lire son surnom. C’était comme une épitaphe sur une pierre tombale et personne en dehors du propriétaire ne venait altérer l’endroit. Le respect était observé dans une réciprocité exemplaire. Un même mur pouvait abriter plus d’une équipe. Les quartettes étaient légion. Bien sûr, n’importe qui pouvait s’y adosser ; ce n’était nullement une place réservée, mais disons que c’était seulement la présence qui permettait la jouissance de ce droit ; l’absence autorisait donc la mainmise sans toutefois y apporter des transformations ou opérer des ajouts inopportuns. Comme tout le monde se connaissait et comme chacun avait choisi l’endroit qui l’arrangeait le mieux, il était rare que quelqu’un piétinât les plates-bandes d’autrui. Tous les surnoms étaient triés sur les volets ; ils étaient étroitement liés à la réalité : Kada l’embrouille parce qu’il mentait tout le temps ; Béchir le pétard parce qu’il pétait beaucoup ; Samir la Magouille, car il était débrouillard ; Fatah Trabendo parce qu’il faisait dans le trafic en tout genre ; Salah le grand, car il était petit de taille ; il y avait Taguigue qui avait la manie de dire « tague ! » chaque fois qu’il trébuchait sur un mot lorsqu’il discutait. Il y avait aussi la Carpe qui demeurait tout le temps silencieux, surtout depuis sa troisième absence. Il avait essayé à trois reprises sans pour autant réussir à imprimer le moindre souffle à sa destinée. Il fallait être la Carpe pour le faire ! Un être apparemment chétif, tout juste dans la moyenne physiquement. Licencié en psychologie, il n’avait décroché aucun boulot dans ce paradis décrit dans les manuels scolaires, ce pays stratégique qui avait été le pionnier dans bien de domaines et qui recelait d’immenses richesses naturelles. Un pays riche dans lequel vivait un peuple pauvre.

La Carpe n’arrivait pas à comprendre cette maudite équation qui peuplait toujours son esprit. À peine âgé de vingt-cinq ans, il paraissait en avoir quarante, tellement il portait le fardeau invisible d’une peine indicible. Oui, il fallait être la Carpe pour tenir bon face à l’adversité et à trois échecs consécutifs et pas des moindres. Toutefois, malgré son aspect fragile, il était un surhomme ! Il défiait le monstre pendant que le commun des mortels lui nourrissait une crainte certaine ; cependant, certains hommes sages et avertis lui vouaient un grand respect. L’ogresse était et demeurait toujours auréolée d’une chose sacrée et impénétrable, d’un mystère profond et incroyable. La Carpe gardait si bien son secret que personne dans son entourage n’était au courant de ses aventures.

Pour ses absences qui ne passaient nullement inaperçues, il répétait à qui voulait l’entendre qu’il se rendait chez une amie habitant dans une ville voisine. On le croyait sur parole et on se permettait de le harceler pour qu’il fasse le récit de ses heddates « envolées » très spéciales ; il excellait dans l’art de raconter des blagues. Il mettait du zèle dans ses histoires d’amour imaginaires qu’il inventait lui-même. En fait, il ne faisait que transcrire ses rêves et ses fantasmes. Si les autres les appréciaient, c’est parce qu’ils éprouvaient aussi les mêmes aspirations et désirs. C’était le seul moment où la Carpe daignait ouvrir la bouche. Il était heureux de voir ses camarades, suspendus à ses lèvres, boire ses paroles comme un thé qu’on siroterait volontiers, après une soirée d’amour ; il jouissait à les tenir ainsi en haleine, mais son jeu finissait par déteindre sur lui au point qu’il épousait certains contours de ses histoires.

De tout le groupe, seul Taguigue était au courant de la vérité carpienne.
Les équipées de la Carpe, riches en enseignements, lui étaient d’un important apport. En effet les graines d’une belle escapade germaient déjà en lui.
Taguigue était un jeune homme simple et sans problèmes, mais n’était pas pour autant heureux. Il venait lui aussi de terminer son cursus, enfin de l’arrêter, car il ne voulait plus continuer. Il avait stoppé les cours, parce qu’il avait compris que cela ne servait à rien, sauf à perdre du temps et à rater peut-être une occasion de se caser dans l’univers du travail. Les études n’étaient apparemment qu’une fenêtre donnant sur la connaissance, sans plus ; elles étaient loin d’être le préalable à une vie décente ; elles ne constituaient nullement le cheval de Troie par lequel on pénétrait dans la citadelle. Les horizons fermés interdisaient tout espoir et ceux qui espéraient étaient encore victimes de la duperie nationale. Taguigue était vraiment malheureux. Son mal, il le portait en lui sous les couleurs d’Amal. Amal, l’espoir qui n’enfantait finalement que le désespoir. Son cœur était devenu par la force des choses comme un galet qu’on avait trempé dans l’humeur glacée de la réalité de la vie.

« Amal, je t’aime à vie !
Toi ma vie, lequel de nous deux est plus sûr que l’autre ? La certitude s’enroule en serpent autour de ma philosophie… pour que la raison ne soit finalement qu’un goût de matière grise.

Dis-moi ! Toi, ma vie ! De quelle couleur est l’habit que je porte ? Ou bien, n’es-tu capable de voir en moi qu’un peu de perte de temps ? Ou bien n’es-tu qu’un simple alibi pour que ma route s’en aille sans moi ?

À quelle heure, faut-il être à l’heure de ton départ, quand la cloche sonnera ? Ou bien n’est-il déjà plus l’heure ? Ou bien, ne serait-ce désormais plus l’heure ? Sais-tu, au moins, qu’un jour, tu finiras tout comme moi et qu’à ce moment nous serons ensemble dans le même bain ?

Alors, pourquoi files-tu toujours sans moi ? Tu changes souvent et ma petite tête mortelle n’arrive plus à donner du vent pour surprendre ta girouette… je te le répète ! Toi, ma vie ! Tu me donnes le tournis et tu gâches souvent la fête. Alors, arrête et faisons la paix pour une fois s’il te plait.

C’est au quai de mon âme que les amarres sont jetées et à l’encre de mon cœur que je t’implore, bon sang !

Donne-moi le temps d’un lacet pour jumeler ma chaussure à ta pointure !

Donne-moi le temps d’une flétrissure pour que la brisure ne soit qu’une éclaircie !

Donne-moi le temps d’un soupir pour que mon souffle en apnée ne soit jamais l’eau de ma torture !

Donne-moi le temps d’une chance pour qu’enfin commence le bal de l’unique et dernière danse !

Toi, ma vie ! Tu t’en vas toujours sans moi, sans mon chemin, sans détour et sans me prendre la main.

Toi, ma vie, la locomotive, et moi, le dernier wagon de notre train ! »

Voilà ce qu’il avait écrit sur tout un pan de son mur.

Tout le monde le prenait pour un fou. On disait aussi qu’il planait souvent, qu’il avait rarement les pieds sur terre. Les joints de drogue étaient devenus sa spécialité. Chaque jour que Dieu faisait, il venait se recueillir auprès de ce mur. C’était un rituel à ne point bannir. Il commençait son pèlerinage en déclamant le texte d’une voix presque silencieuse comme s’il se confessait. Il demeurait immobile tout le temps que durait sa confession. Il se souvenait encore des moments fabuleux où il l’attendait à la sortie du lycée. Amal émergeait toujours du lot que formait la grappe de ses copines. Il était heureux de la savoir tant aimée et tant respectée. Celles-ci ne la quittaient qu’une fois la rue abordée. Alors, là, d’un signe de la main qu’elle agitait plusieurs fois, elle en prenait congé. Espiègle et dynamique, elle traversait la rue en donnant de la tête à droite et à gauche pour s’assurer de la circulation, et aussi, pour faire jouer ses cheveux noirs et soyeux qui tombaient en cascade sur ses épaules. Elle répétait ces gestes sciemment, car elle se savait observée par celui qui habitait déjà son cœur.

« Tes cheveux me tuent, Amal, surtout quand ils balancent. Mon cœur chavire et je ferme les yeux dans ce délicieux délire », lui avait-il dit un jour, alors qu’ils étaient ensemble à la sortie du village. D’ailleurs, cela avait été la seule fois où ils avaient pu se parler devant tout le monde. Ce faisant, ils avaient foulés tous les tabous et interdits dans cet élan prodigieux qui unissait leurs cœurs amoureux. Très vite, les commérages firent rage. La rumeur, comme une traînée de poudre, avait enflammé tout le voisinage. Les médisances avaient fini par les condamner. On convoqua en leur défaveur un triste aréopage. Taguigue n’hésitait pas, malgré tous les cancans et les proscriptions, à aller toujours à sa rencontre. Ils marchaient longtemps côte à côte, sans trop se parler, ne se disant que l’essentiel. Leur malchance résidait dans le fait qu’ils étaient venus tôt à la mauvaise réputation. Les jeunes comme les vieux les accompagnaient de leurs regards ; leurs yeux jaloux et méchants les dérangeaient dans leur intimité. Têtes basses, ils recevaient les sarcasmes de ceux qui étaient dans l’impossibilité de comprendre. Ils marchaient en écoutant leurs corps qui communiquaient admirablement au rythme de leur démarche tout de pudeur et d’innocence.
Parfois, défiant l’âge de pierre et l’esprit sclérosé, ils se donnaient la main dans un geste aussi fou que téméraire. Leurs doigts doux et frénétiques entremêlés étaient autant d’allumettes sournoises, ils entretenaient ainsi le feu de leur incendie. Leurs cœurs battaient en symbiose le refrain de la vie.

Ils auraient pu marcher des journées entières sans jamais se lasser et sans jamais altérer le sentiment puissant dans lequel ils avaient jeté leurs amarres. Ils auraient bien aimé que la route ne finît jamais, car leur séparation était toujours ressentie comme une douleur. Quand ils rencontraient un adulte de leur connaissance, ils s’arrêtaient en faisant semblant de discuter sur un problème de cours, et sitôt qu’il les eut dépassés, ils reprenaient leur chemin et leurs conciliabules amoureux.

Ils s’efforçaient à se faire passer pour des élèves consciencieux afin de tromper la vigilance embarrassante et désarmante de leurs ainés. Ceux-ci, se croyant investis de quelques pouvoirs, les fusillaient sans aucun ménagement de leurs regards haineux. Ces vieux rabougris auxquels l’amour avait depuis longtemps fait ses adieux, leur menaient la vie dure jusqu’à l’intérieur de leurs demeures. En effet, les parents des deux tourtereaux échaudés par les radotages finirent par se mettre de la partie en les fustigeant à chaque dérapage. Qu’à cela ne tienne ! L’amour était plus fort que les sermons et les médisances. Quand leurs doigts frénétiques et passionnés se rencontraient, leurs esprits et leurs corps s’embrasaient sous le feu assassin de l’amour interdit ; ils se laissaient flotter dans le charme fou des ondes merveilleuses irradiant de leurs âmes. En ces moments-là, ils oubliaient le temps, les vieux et n’entendaient que les battements de leurs propres cœurs. Aux tréfonds de leur mémoire, au fond de leurs yeux, en haut de leur ciel si bleu et si majestueux, ils retenaient prisonnier cet instant de bonheur. Cela leur donnait la force d’attendre jusqu’au lendemain soir, à la même heure, avec la même fougue et la même passion et l’espoir toujours grandissant.

Taguigue ne s’essuyait plus la bouche. Sur ses lèvres était incrusté un baiser du tonnerre. Il sentait encore l’ouate et la soie de son atterrissage. Cela avait été rapide, plus furtif que l’éclair, mais avait la puissance d’une bombe nucléaire. C’était l’unique fois où ils avaient osé sceller leur tendre alliance. Ce fut un abouchement des plus merveilleux, exclusif et extraordinaire. À son seul souvenir, il éprouvait un frisson agréable.

Et puis, tout s’était tu, tout avait pris fin. La vie cessa de vivre et la Terre de tourner : Amal s’était suicidée.

Afin de survivre, Taguigue épousa le joint qui devint l’échappatoire à sa folie.
Ce fut grâce à la Carpe qu’il remonta lentement la pente.

— Comment était-ce cette fois ? demanda Taguigue un peu embarrassé.

— Beaucoup plus difficile que les deux premières tentatives, lui répondit la Carpe.

— Y a-t-il eu des morts comme avant ? Lui demanda-t-il encore, mais gêné de poser une telle question.

— Oui, lui dit-il, d’un air pénible. Tous ont péri, sauf nous trois. Nous avons été surpris par une grosse tempête, des déferlantes d’une violence si rare que j’en garde les stigmates dans mon cerveau, ajouta-t-il complètement effondré.

— Dans ton cerveau ? Questionna Taguigue, ahuri.

— Oui, c’est dans l’esprit que l’on souffre le plus ! C’est là que s’opère le recueil de tous les sens.

— Raconte-moi, s’il te plaît, je désire tout savoir.

— Comment et par où commencer ? J’aimerais bien tout te dire. Cependant, avec tout le vocabulaire du monde, je ne saurais être fidèle, tellement c’était fou et grandiose. C’était plus grand que l’imagination et plus vaste que l’imaginaire. C’était indescriptible !

— N’empêche ! Dis-moi ce que tu en sais, je m’en satisferai.

— Es-tu toujours intéressé ? Lui demanda la Carpe, un chouia amusé.

— Et comment ! Je suffoque ici, je décline, je meurs lentement.

— Cherches-tu une mort rapide ? Le brusqua-t-il sans ménagements.

— Oh, non ! J’aime trop la vie, même celle d’un chien.

— Alors ?

— Je veux tenter ma chance.

— Tu pourrais ne pas y survivre. Il ne s’agit pas de jouer, ce n’est pas de l’amusement.

— Qu’en sais-tu ? Raconte et ne t’occupe pas du reste, ne sommes-nous pas les fils d’une femme ?

— Écoute mon cher, il est très douloureux de se rappeler la mort de ses amis. Je t’en prie, épargne-moi cette peine !

— Non, dis-le s’il te plait comme si tu leur rendais un dernier hommage.

— Tu es incorrigible et intraitable quand tu t’y mets ; alors, par où dois-je commencer ?

— Depuis le début et sans rien omettre. Je veux tous les détails, je t’en supplie.

— Oh là, là ! Cela a l’air sérieux chez toi !

Taguigue se tut, l’air confus.

— Ne me dis pas que…

La Carpe ne put terminer sa phrase. Le hochement de tête de son ami fut plus qu’une évidence.

— Et c’est pour quand ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.

— Dans trois jours exactement !

La réponse vint succincte et laconique ; elle invoqua un moment le silence.
Cela sembla durer une éternité.

— Je refuse que tu le fasses ! S’emporta la Carpe.

— Ah bon ? Et pourquoi donc, monsieur mon tuteur ?

Taguigue fut très surpris, autant par la signification des propos de son ami que par son injonction.

La carpe se reprit.

— Ne le prends pas mal, s’il te plaît. J’ai été spontané parce que je t’estime beaucoup et je ne veux pas te perdre.

— Me perdre ? Tu es de plus en plus énigmatique, et tu parles comme si tu détenais la vérité. Es-tu devenu devin par hasard ? En tout cas, je n’ai pas peur de la mort !

— Non, comprends-moi s’il te plait. Il ne faut pas aller trop loin, je suis sincère. Je ne veux pas que tu le fasses, c’est tout.

— La mort et moi cohabitons dans le même corps. Le jour où l’un de nous serait à l’étroit, eh bien, qu’il fasse le vide ! Et puis, apprends aussi que la mort est la seule chose qui soit intacte. Elle demeure toujours inviolée bien que les pas géants de la science osent se poser certaines questions. Tout a été souillé par l’homme jusqu’à la religion ; même Dieu ne réchappe pas de nos esprits maléfiques. Mais, face à la mort, on s’efface en se faisant tout petit. Nous mettons, tous autant que nous sommes, notre queue entre les jambes et baissons la tête à sa seule pensée. Moi, je la respecte pour avoir appris à vivre avec elle dans un pacte qui me donne la possibilité de ne pas la craindre.

— Une possibilité ? Tu m’impressionnes !

— Non, pas une solution radicale, mais une certaine philosophie. Oui, il suffit de l’accepter pour faire bon ménage. Quant à moi, je pense que l’unique manière de se défaire de la crainte de la mort est de prendre des risques majeurs. Mais à propos, revenons à ta question !

— Pourquoi le fais-tu, alors que tu me le déconseilles ?

Taguigue le comprenait très bien, seulement, il l’asticotait pour en extraire le maximum au cas où il aurait tu certaines informations. Sa sincérité, il n’en doutait absolument pas ; il le savait honnête et franc, incapable de lui jouer des entourloupettes. S’il avait éludé certaines questions en lui racontant ses précédentes tentatives, c’était uniquement à bon escient.

— Je le fais par fidélité, beaucoup plus par serment.

Taguigue le regardait, étonné, il ne s’attendait pas à une telle réponse. La Carpe en déduisit son embarras.

— Tu sais, mon cher Brahim – le véritable nom de Taguigue – ce serait un peu long à t’expliquer, mais sache qu’avant le départ, nous nous rappelions notre devise : « Tous pour chacun et chacun pour tous ». Nous prenions aussi l’engagement de parachever le travail tant que nous serions vivants et de multiplier les tentatives jusqu’à l’aboutissement, à la mémoire de ceux qui auraient trouvé la mort. C’était cela notre serment : réussir ou mourir.

— Si tu avais été noyé, penses-tu que les autres auraient continué.

— Oui, je le crois, lui répondit-il spontanément, au point que son ami en fut abasourdi…

— Comment peux-tu en être sûr, on Dieu ?

— Le contraire me parait impossible après ce que nous avions tous vécu.

— Ah, nous y revoilà justement. Allez, déballe tout, s’il te plait.

— Promets-moi d’abord de tout laisser tomber.

— Non, jamais vieux frère !

— Et pourquoi cet entêtement, vieille caboche ?

— Le serment, mon ami, le serment !

— Tu es vraiment incorrigible ! Bon, puisque tu es en plein dedans, je vais te raconter pour que tu saches à quoi t’en tenir.

— Je suis tout ouïe.

— Nous étions partis par une mer d’huile. Notre passeur avait la mine joyeuse et cela avait déteint sur l’ensemble des gars de fortune que l’infortune avait trimballé et regroupé sur cette plage qui avait, faut-il le souligner, un nom tout à fait cochon :
Oued-El-Hallouf. Nous étions vingt personnes exactement à avoir embarqué ce jour-là, vers trois heures du matin. Le moment fut choisi en raison des patrouilles de gendarmes et surtout des gardes-côtes qui étaient sur le pied de guerre. Une dizaine de récidivistes accompagnés de neuf nouveaux candidats, dont une jeune et belle fille d’à peine dix-huit ans. Je disais donc, la mer était calme et aucun souffle ne venait troubler sa quiétude. On n’entendait que le rugissement du moteur qui fouettait ses chevaux pour fendre l’immensité marine qui s’offrait à perte de vue, un désert plein d’eau qui n’en finissait pas de se faufiler sous la quille de la barque qui glissait avec nos espoirs. Tout le monde se taisait, écoutant les ordres du passeur qui, en connaisseur, ordonnait telle ou telle manœuvres, qu’on se devait d’exécuter à la lettre pour ne pas mettre en danger tout l’équipage.

L’ambiance était bon enfant et nous espérions apercevoir les côtes tard vers le soir. J’avais quelque chose d’accroché au cœur ; je ne pouvais croire à cette paix translucide. C’était trop beau pour être vrai. Tout baignait dans l’huile depuis le départ et cela ne présageait rien de bon. C’était en fait le calme qui précédait la tempête. J’avais récité des déprécations pour vaincre le mauvais sort et j’attendais, fiévreux, en scrutant le ciel. Je fus sidéré : les étoiles que j’apercevais tantôt ne diffusaient plus leur clair-obscur. Un coup de vent se préparait, car l’on sentait son souffle nous accaparer par tous les bords. Oh mon Dieu ! Faites que la mer dormante ne se réveille pas, avais-je intérieurement imploré.


Tout à coup, le ciel nous surprit. La tempête était là. Le vent nous ramenait jusque dans nos oreilles, avec ses sifflements stridents, le bruit amplifié des montagnes qui s’écroulaient au loin. Le passeur fut tout aussi stupéfait que nous. La peur le saisit autant que nous. Cependant, il demeurait le maître à bord et on le voyait déployer tous les efforts pour maintenir à flot notre barque qui s’en tirait à merveille, quand même. Le vent s’amenait, aplanissait la surface encore docile de l’eau qui se prêtait à son jeu. Puis, la mer se creusait sous notre chaloupe qui s’enfonçait éperdument dans le trou géant laissé par la flotte qui se reconstituait de l’autre côté en une muraille gigantesque qui nous cachait une bonne partie du ciel au-dessus de nos têtes. On sentait les vagues se gonfler, murmurantes et menaçantes, autour de nous et l’on devinait que le plus dur était à craindre. Soudain, un éclair fulgurant déchira la nuit en dévoilant des nuages sombres et inquiétants. Il fut suivi par un tonnerre foudroyant dont le grondement s’abattit comme une explosion dans nos oreilles. La pluie entra en scène ajoutant de l’eau à l’eau. Le ciel et la mer, de connivence, se refermèrent sur nous. Des murs d’eau nous assiégèrent en un rien de temps. Nous étions encore loin de la terre ferme. Nous étions sérieusement engagés, au vu du temps qui s’était écoulé pour espérer rebrousser chemin. D’ailleurs l’aurions-nous pu ? J’en doutais fort au point où en étaient les choses. Le passeur se démenait pour maintenir le gouvernail, mais celui-ci refusait de le suivre dans sa manœuvre, car il était inutile sans le moteur qui avait rendu l’âme.

La pluie tombait à torrent et la barque tanguait dangereusement. L’eau nous arrivait presque aux genoux et tout le monde se mettait de la partie pour vider la quantité qu’il pouvait. On déséquilibrait sérieusement notre embarcation, tellement nos mouvements étaient désordonnés et irréfléchis. Au bout de quelques minutes, la pluie cessa de nous tourmenter, mais la mer aussi démontée continuait de nous secouer. Le vent rageur soufflait encore, pour emporter plus loin l’orage qu’il avait amené sur notre route. Du sommet d’une lame où notre barque était ballottée, le passeur cria comme un homme égaré : « nous sommes perdus ». Des pleurs étouffés se firent entendre parmi nous, puis éclatèrent de plus belle dans une hystérie dont seule la peur en avait le secret. Nous étions tous en proie à la terreur. Les anciens comme les nouveaux, nous étions tous dans le même bain, dans la même frayeur. La petite sœur, perdue dans son coin, l’air hagard, avait les yeux rivés sur l’eau qui lui arrivait de toute part. L’onde se creusa et nous nous enfonçâmes dans le trou, avec cette sensation de nausée qui vous saisit aux entrailles et qui ne vous relâche qu’une fois que vous les aurez complètement vidées. Totalement sidérés, nous nous élevions sur le dos d’une autre lame, plus dense et plus vertigineuse. Nous n’avions que nos yeux pour chercher dans nos regards, un quelconque espoir. Nous vivions un supplice qui n’avait d’égal que notre étourdissement à monter sur les flancs des lames montantes et à se précipiter dans le gouffre amer au milieu des écumes de celles descendantes. C ‘était comme si nous étions morts et qu’on descendait notre cercueil dans une tombe collective. Nous étions ensemble et chacun était enfermé dans une solitude aussi immense que la désolation des ténèbres infernales qui nous entouraient. C’était un enfer indescriptible. Les monts et les creux se succédaient, rapides et sans fin. Ballottés et transportés à leur gré, nous attendions le moment fatidique où la barque se disloquerait, nous jetant dans la gueule géante et glaciale de la mer houleuse et déchaînée. Le vent, plus fort encore, comme s’il était mécontent de notre sort, s’acharnait de plus belle sur celle-ci en la soulevant de tous les bords. Celle-ci, comme habitée par un démon, bouillonnait furieusement en confectionnant des déferlantes qui, faute de place vitale pour fuir l’enfer, s’amoncelaient sur elles-mêmes dans un roulement extraordinaire, puis s’éparpillaient ensuite avec fracas en se mêlant à la folie d’autres paquets de mer. Je ne peux affirmer si nous avancions ou si nous tournions en rond, tellement nos têtes, prises dans le tourment et la tourmente, ne percevaient plus cette notion d’espace et de temps. Puis, survint ce que tout le monde redoutait, attendait, mais n’espérait point. Une grosse lame, ou petite, je n’en sais rien, s’engouffra totalement dans notre barque en nous expédiant dans tous les sens. Et là, tout sombra. Je me suis retrouvé coincé entre le passeur et la jeune fille qui grelottait de peur et de froid. On entendait, dans la bourrasque, le claquement involontaire de ses dents, témoignant ainsi de la profondeur de sa détresse et de sa misère.

Cela faisait plus de six heures depuis que nous avions quitté notre plage et il faisait toujours noir. Cependant, on apercevait quand même la lueur de l’aube qui pointait alentour, alors que la mer retrouvait ses plus basses ardeurs.
Transis de froid et de peur, nous attendions notre heure, accrochés l’un à l’autre et surtout au passeur qui portait un gilet de sauvetage. C’était peut-être cela notre aubaine. Nous fûmes sauvés in extremis par ceux qui nous faisaient continuellement la chasse. J’appris par la suite que nous étions les seuls rescapés de notre naufrage.

La Carpe se tut un instant avant d’annoncer :

— Observons une minute de silence ! Prions pour ces guerriers de l’eau, pour la paix de leurs âmes.

Joignant le geste à la parole, il se mit à psalmodier des rogations dans ses mains unies à hauteur de son visage…

Taguigue se tut à son tour en réprimant une pensée.

L’instant se creusa en une éternité.

— Puisse Dieu vous accorder sa miséricorde ! Clôtura la Carpe, les larmes aux yeux.

— Amen, Dieu des mondes ! répondit Taguigue d’une voix émue avant d’ajouter :

— Et tu comptes toujours recommencer ?

— Tu sais, j’aurais peut-être eu l’idée d’arrêter, mais le passage à tabac et l’interrogatoire crapuleux qui nous a été réservé par les autorités me poussent à tenter le diable plutôt que de rester là, subissant les pires avanies dans ce pays. Nous avons été humiliés dans nos corps et nos âmes. Par contre, notre deuxième tentative fut presque une réussite, nous avons foulé le sol italien. Hélas ! Nous avons été surpris par les carabiniers. Nous avons été choyés, nourris, habillés et bien reçus par ceux censés nous balancer dans la mer sans s’apitoyer sur notre sort. Nous avons bénéficié même d’une assistance médicale spécialisée.

— Tu as raison, vaut mieux ne plus traîner dans le coin. Foutons tous le camp d’ici !

— Oui, moi je préfère rentrer… en Italie ! À bientôt, alors ?

— À bientôt ? Est-ce à dire que… ?

Ne s’attendant point à une telle tournure, Taguigue ne put exprimer convenablement tout ce qu’il voulait dire.

— Si ! Je suis l’organisateur et le passeur de ton prochain voyage.


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lundi 6 mars 2017

Un 8 Mars éternel


Il est des moments dans la vie où plus rien ne va. On a l’impression qu’elle roule tout simplement en suivant son chemin inexorablement, sans prendre la peine de regarder derrière. Elle s’en va droit devant, sans tenir compte de toi ni de tes inquiétudes. Sans demander ton avis, et sans t’attendre, elle s’en va, nullement intéressée par tes préoccupations. Ni fière, ni vile, ni hautaine, ni scélérate, elle file le long d’une route qu’elle seule connaît et sait retrouver sans ton aide et sans jamais rien te demander. Égale à elle-même, elle s’acquitte de sa mission en portant toujours le même habit. Toujours partir sans jamais s’arrêter, tel est son protocole, telle est sa stratégie. Le temps lui est égal. Qu’il pleuve ou neige, qu’il vente ou qu’il fasse beau, cela n’entre jamais dans ses considérations, dans son tableau. Huilée pour marcher indéfiniment à  la même vitesse, en tout lieu, sans fioritures et sans ambages, elle file impersonnelle, intransigeante et nullement affectée par les situations sulfureuses ou autres  te rattachant à elle ou qui t’identifient.

 Il m’arrive souvent de méditer sur ma vie. Et souvent, je la trouve ennuyeuse et surtout infoutue de m’apporter ce que j’attends. Parfois, je pense qu’elle en est incapable. Implicitement j’admets qu’elle en est capable, mais pour les autres, seulement. Ce qui est évidemment faux, mais dans ma cervelle d’oiseau entêté, je continue à croire que la vie est vraiment pour quelque chose dans la réussite des uns et dans le cauchemar des autres. Et logiquement, je me place d’emblée en droite ligne parmi ces autres. Je la charge donc de tous mes maux et je lui dis, toi ma vie, tu ne m’as rien apporté, comme si elle manquait à son devoir consistant à m’assister. Elle ne me répond pas, bien sûr, et le comble, je continue à espérer quelque chose d’elle  à travers mon désespoir qui n’en finit jamais de perdurer. Mon désespoir prend ma défense en s’accrochant à cette faible obscurité, indépendamment de ma propre volonté, pour implorer ma vie à changer de conduite à mon égard. Elle ne le fait pas et ne le fera jamais ! Elle est dépourvue de jugeote et d’esprit. Elle est aussi dépourvue de sens et ne peut en aucun cas éprouver mon ressenti, sinon, il y a longtemps qu’elle m’aurait prise en pitié. La pitié ? Entre nous, je n’en veux pas ! Quand bien même, elle me prendrait en pitié, je ne saurais me contenter de ce qu’elle m’aurait apporté. Ce serait donné et non mérité. Elle m’ôterait ce petit quelque chose, identique à celui qu’éprouve un étudiant lors des proclamations des résultats à l’issue d’un examen. Elle me priverait de cette joie immense à savourer la récompense.

 Ma nature complexe est aussi pour quelque chose dans ma misère et ma désolation. Trop confiante en moi, elle me surestime en plaçant la dragée haute à mon endroit. Résultat : je ne tire aucune satisfaction de tous mes combats. Tout ce qui satisfait un être normalement constitué ne peut me suffire ni me contenter. Alors, cette complexité de mon être fait que j’appréhende les différents problèmes et difficultés qui viennent à me rencontrer avec  suspicion et perplexité. Cela ne veut nullement dire que je redoute éventuellement un échec, mais signifie évidemment que je pars d’emblée avec la certitude de ne tirer aucun plaisir d’une réussite et aucun contentement. Le pire, c’est quand je suis confrontée à une situation pas trop difficile, pour ne pas dire facile. J’aime les situations laborieuses où l’esprit est très sollicité. Les situations inextricables ont le mérite de me galvaniser en me procurant un bonheur indéfini à relever le défi. Quel plaisir de découvrir enfin leur maillon faible en vue de leur asséner le coup fatal ! À ce niveau-là, tout n’est pas encore perdu. Cependant, une fois leur quartier de défense complètement saccagé, mon âme se recroqueville sur elle-même dans une déconfiture totale qui n’a d’égal que le dépit qui la submerge et l’assagit. Mon âme est insatiable ; elle est incapable  de comprendre que toute chose a ses propres limites.

 Il faut dire que moi aussi, je suis une sacrée bonne fille. Les obstacles  me grisent au point de les rechercher indéfiniment. Quand ils sont franchis, mon âme tombe, alors, en désuétude. La déliquescence s’empare d’elle et me voilà revenue au point de départ avec moins de possibilités de me frotter à d’autres difficultés. La vie est tellement mystérieuse que chaque moment qui passe change inéluctablement les données. L’approche devient toute différente ainsi que la résolution. Néanmoins, cela me donne la chance de me poser certaines questions inhérentes à ma vie. Pour ce faire, je me « décorpore » de mon existence de façon à m’en séparer :

Je me place en haut du sommet de mon observatoire improvisé, et la longue-vue aidant, je me mets à la surveiller, à essayer de la suivre dans ses moindres pourtours sans jamais l’apostropher. Au départ, tout est normal, sauf que je triche un peu sur la notion du temps, je ferme parfois  les yeux pour supposer la nuit et penser qu’il fait jour quand il s’agit de nuit pour la prendre justement en flagrant délit. Alors, je la vois comme une poule en train de pondre des œufs là où il ne faut pas sans se soucier du coq qui, fort de son statut de roi de la basse-cour, monte sur ses ergots en se plaignant  que madame l’ignore parce qu’elle procrée et lui non. Toutefois, il lui arrive d’essayer de pondre un œuf en contractant fortement son cloaque pour simuler une grossesse nerveuse, mais le pauvre ne fait qu’esquinter ses sphincters pour ne récolter finalement que du vent à se faire péter le gésier. C’était bizarre tout de même de  voir la vie  se becqueter avec elle-même, dans une rixe pour le moins extraordinaire et si étrange. Tantôt poule, tantôt coq, elle ne se départit jamais de ses raisons, ni de ses convictions. Changeant sans cesse de peau pour bien se donner le change, elle essaie de leurrer la spectatrice potentielle, en l’occurrence moi, qui se croit un instant non concernée par le pugilat des gallinacés, quoique se trouvant inévitablement et forcément  dans la poule d’essai. Du haut de mon perchoir et à l’abri des regards incertains et curieux de certains envieux et à son insu, je la regarde pondre autant d’œufs que de repères pour jalonner irrémédiablement les moments passés.

 Quand je décide enfin de quitter mon perchoir et ma cache, je me retrouve nez à nez avec moi-même avec les mêmes tics et les mêmes manies, comme si le temps écoulé à contempler ma vie ne m’était absolument pas compté. Finalement je me trompais. Hélas, le temps était là pour m’apporter la preuve que mon âge était ce qu’il était et que ma vie s’en foutait de savoir comment je l’avais vécu. Cela ne la regardait nullement de savoir si le poulet que je venais de manger était un coq ou la dernière poule du quartier. Elle ne se pose même pas  la question sur le temps que je venais de passer à l’épier ni sur la destination de cette  surveillance qui ne l’affectait d’aucune façon. Alors, adossée au mur de la raison, j’attendis, avec impertinence, la sentence d’une possible fulmination. Elle vint toute crue, en un gros point d’interrogation.

Décembre était bien là, et l’hiver était déjà bien engagé. Le ciel moutonnait chaque jour depuis une semaine. Il cuisinait sûrement quelque temps de chien, attendant le moment propice pour le lâcher sur nos cerveaux déjà pleins. Je m’étais habituée à ne pas observer le ciel durant la saison d’hiver, car cela influait énormément sur mon comportement et n’arrangeait en rien mes idées. J’essayais tant bien que mal à l’ignorer pour mener mon train-train quotidien comme je l’entendais. Je m’efforçais de ne pas tenir compte des facteurs tant naturels qu’exogènes qui risqueraient dans une large mesure de bouleverser mes intentions et mes décisions. J’aimais bien la pluie, surtout lorsqu’il s’agissait d’une bruine. Fine, douce et presque silencieuse, elle  suggérait de bien belles choses. Seulement, les averses et surtout les orages me mettaient en colère et désorientaient complètement ma boussole par leur véhémence et leur spontanéité. Par  contre, j’adorais le vent. Toute petite, je m’amusais à courir dans le même sens que lui, aux fins de m’envoler et de virevolter à l’image d’une feuille de platane.

J’aimais bien ma  famille et elle me le rendait si bien, nonobstant les querelles enfantines qui m’opposaient  fréquemment à mes frères et sœurs, à notre aîné surtout. Nous étions, lui et moi, comme  deux chiens forcés à vivre dans un même chenil. Je ne supportais pas ses airs de macho révolus quand il s’élevait en maître absolu à bord. Il jouait pleinement son rôle de gardien du temple et cela retombait évidemment sur la petite fille que j’étais. Je devais essuyer ses colères quand il avait, après les filles, une certaine rancœur ou quand il sentait que son pouvoir s’émoussait. Alors, il s’emportait, pour un oui, pour un non, se saisissant du moindre prétexte pour me damer le pion. Dans la foulée, il vilipendait toutes les femelles. Ma mère le laissait faire, car, disait-elle, de par sa nature, une fille était destinée à vivre toujours sous l’emprise d’un mâle. En effet, la pauvre commence son apprentissage à la maison en subissant le joug patriarcal et à défaut, celui de son bienheureux frère. Il était heureux, car chanceux dès sa naissance. Chez nous, le garçon était plus que respecté. Il bénéficiait de toutes les faveurs en jouissant d’un intérêt toujours grandissant. Ma mère, dans son ignorance, soutenait que le garçon était en droit de s’escrimer sur le dos de ses sœurs qui lui fournissaient à titre gracieux, une école des plus intéressantes. Là, il assurait d’abord son initiation avec ce que tout cela suppose comme décisions arbitraires et opprimantes. Les conséquences, souvent malheureuses, retombaient inévitablement sur la gent féminine sous le regard amusé et  ô combien complaisant de la maman.

Mon père ? Je n’ai aucune souvenance de lui, à part quelques photos jaunies par le temps et par une manipulation désastreuse. Il nous a quittés alors que je vagissais encore. Il me manquait beaucoup cependant, mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, je ne pensais pas souvent à lui. Rares sont les fois où mon esprit torturé le sollicitait dans son errance. Ces fois-là s’apparentaient aux jours où je récoltais les bavures de notre aîné. Je me disais en ces moments de vulnérabilité féminine que si mon père avait été là, il se serait conduit autrement. En tout cas, ce n’était pas tellement évident, puisque tout le monde admettait le fait accompli en tolérant la supériorité masculine. Il y allait de l’honneur de la famille. Potentiellement, la fille était l’ennemie publique numéro un eu égard à cet honneur-là. Dans  toutes les sociétés, même celles dites civilisées, la femme demeure toujours mal considérée. Depuis que le monde est monde, l’honneur a toujours existé. D’une façon criarde d’abord, il se collait à tous les aspects de la vie. Ensuite, avec le temps les approches évoluèrent. Elles le feront si lentement comme si l’histoire, jalouse de perdre l’une de ses caractéristiques essentielles, refusait de se défaire d’une réalité plus que séculaire. Elle déclinait le changement en prenant le temps de lâcher du lest en un goutte à goutte si insignifiant que rares sont les générations qui ont vu leur statut changer sous leurs yeux avides et impatients.

 La gent féminine  portait en elle-même les raisons de cette lente évolution. Le poids de tout un héritage en somme qui se met en mouvement dès lors qu’on pressent un changement. Les rouages de la société sont tellement huilés que même les femmes se mettent d’emblée dans une position d’attentisme sidérant en refusant les occasions qui leur sont offertes pour prétendre à un heureux changement. Elles occultent par leur impuissance, une redéfinition des rapports qui les tiennent enchaînées à un mode de vie qu’on n’hésite pas à décrier lors des manifestations et regroupements, justement organisés à cet effet.  Les décisions et les motions, enfin déclarées et enregistrées, sommeilleront longtemps, hélas, jusqu’aux prochaines rencontres, condamnées à n’exister que l’espace d’un moment, dans un hémicycle borgne et claudicant. Le plus beau, c’est que tout le monde se souviendra  comme par enchantement de la femme et lui accordera, le temps d’une respiration, d’une pause de récréation, un intérêt tout juste à la hauteur de ses jupons. À tous les égards, seule son anatomie est intéressante. Les opportunistes en tout genre vont se disputer à rehausser au mieux  le blason de cette créature si belle et si fragile, le temps d’une journée. Cette merveilleuse création ne demande rien apparemment, mais admet cependant que son statut est débattu à huis clos, face à la télévision.

Ma mère, que le temps avait renforcée dans ses convictions, n’accordait guère d’importance à ces chinoiseries qui d’ailleurs ne la regardaient d’aucune façon. Elle était heureuse dans sa condition d’être oubliée et reléguée au deuxième plan dans l’architecture familiale. Je l’enviais dans une certaine mesure, car elle ne se donnait même pas la peine de réfléchir pour remettre en cause sa situation d’être opprimé ; résignée, elle acceptait les règles du jeu et l’ordre établi. Là où le bât blessait, c’est qu’elle n’essayait même pas de comprendre mes réactions en réponse au diktat de mon frère qui trônait du haut de ses trente ans sur mes dix-huit ans, avec une témérité extraordinaire. Il excellait dans l’art de m’empoisonner la vie et n’hésitait pas à me chercher noise, recréant à l’envi les justifications de sa démesure, à sa mesure.

 Je n’étais pas, comme les autres filles, confinée à vivre au jour le jour ma vie partagée entre l’école et la maison, sinon la maison tout court. Toute petite, j’aimais la lecture et pour longtemps, le livre fut mon seul et meilleur ami. J’essayais de fuir, à travers cette fenêtre de l’esprit, le monde qui m’accaparait. Je réussissais quelque peu à me distraire d’une réalité amère et suffocante qui empêchait ma personnalité de s’affirmer au-delà des idées surannées et des schémas stéréotypés, calqués sur un modèle archaïque et plus que dépassé. En un mot, je plongeais dans les livres pour fuir le monde dans lequel je vivais. Je m’accrochais à ces bouts de papier pour supporter, un tant soit peu, la camisole que la société m’avait préparée bien avant ma naissance et que j’ai ,  ce fameux jour où  mon petit fessier reçut la première raclée. Je ne regrette pas d’être née. Cela ne me regarde d’aucune façon le fait d’être venue, car on ne m’a jamais demandé mon avis. Je suis simplement  arrivée par décret suprême et je n’ai ni le pouvoir ni le droit de le contester. Je n’ai pas choisi mes parents et surtout pas mon frère. Au fait, je ne le hais pas. Au contraire je l’adore. C’est un très bel homme. Seulement par moments, il me mène la vie dure. Ce n’est nullement sa faute. Lui-même est victime de cette société et de sa condition de mâle. Je lui pardonne du fond du cœur sa suprématie. Je disais donc, que je trouvais le moyen de me soustraire à ma prison dorée (une prison restera une prison même si c’est au paradis) en me réfugiant dans  la cellulose transformée et imprimée ; les caractères magiques  m’emmenaient loin, par la seule force de leurs sens et signification, dans des contrées où je me sentais maîtresse de moi-même et enfin libre dans mes pensées.

 J’imaginais tout un monde où mon frère ne pouvait pas m’atteindre, car ne pouvant y accéder ; je pouvais me permettre toutes les choses inouïes et défendues. Le livre était devenu par excellence mon meilleur ami. Mais les choses ne demeurèrent pas en l’état. Très tôt  le livre devint  pour moi une source de problèmes, l’origine de tous mes maux. Je me mis à le détester un peu, à le fuir tout d’abord et à le charger ensuite. Il était responsable de ma nouvelle condition. Je suis devenue par la grâce de la littérature une éternelle révoltée. Je reconnais qu’il m’avait aidée à contenir un certain temps ma déception et ma rancœur. Les retombées étaient magnifiques. J’avais acquis des connaissances et des informations qui me permettaient de comprendre le monde dans lequel je vivais. Je commençais à maîtriser la langue et à m’imprégner des sens magiques des mots, de leurs couleurs, des moutures des phrases et des circonlocutions subtiles ; les  paraboles merveilleuses me faisaient chavirer et je rêvais de devenir écrivain. Toutefois, c’était sans compter le revers de la médaille ou plutôt le retour de  la manivelle. La lecture m’avait ouvert les yeux et avait aiguisé mon esprit en rendant ma situation, on ne peut plus, insupportable. Je m’identifiais à ces millions de femmes aussi anonymes que réelles, aussi soumises que fidèles et dont je devais porter haut le flambeau. 

 Pour ce faire, je devais donc me battre. Et ma première bataille eut lieu ; elle m’avait opposé, vous l’avez deviné, à  mon seigneur de frère. D’autres batailles suivirent dans le même champ avec le même adversaire. Elles gagnaient chaque fois en intensité, l’orgueil mâle s’érigeant toujours en chef d’état-major des plus confirmés. Il était le pouvoir et j’étais la puissance. La pierre d’achoppement quant à elle, étant toujours la même, elle portait les couleurs de l’honneur. C’était en fait, le porte-drapeau de mon frère et par ricochet, de toute la famille y compris ma mère. Intérieurement je m’amusais bien, de savoir que l’honneur tant élevé en dogme ne concernait finalement que certaines parties de mon corps. J’en riais tellement que je prenais un malin plaisir à le rabaisser au  niveau de mes fesses en accentuant un peu le dandinement. Tiens ! Prends ça, sacré honneur ! Tu le mérites ! Tantôt, mes cheveux avaient le mérite de s’adjuger ce rôle, tantôt, c’était ma poitrine, tantôt, c’était ma taille tout entière et tantôt, c’était juste mon petit derrière. Cela dépendait des vêtements  que je portais et de la manière dont je les portais. Mon frère était tout le temps avec moi. À la maison comme au-dehors. Réellement, il m’accompagnait partout où j’allais. Il avait l’âge de tous les hommes. Je ne pouvais m’en défaire à longueur de journée. Et mes nuits, il venait, fantomatique, les occuper également. C’était une obsession continue face à laquelle mon esprit révolté érigeait des barricades en tissant dans ses rouages des idées aussi folles que bizarres. Je me retrouvais seule, face à une adversité supérieure qui annihilait tout mon être en l’acculant à ses derniers retranchements. Recroquevillée sur moi-même, je philosophais sur le moyen de me sortir de ce cercle vicieux dans lequel gravitaient tous mes déboires. Des espoirs condamnés d’avance, à  demeurer en l’état, se nouant et se dénouant au rythme de mes humeurs et de mon environnement hostile, qui ne cessait de grignoter leur espace vital. En fait, c’était une peau de chagrin où je voyais mon semblant de vie, un ersatz, un liseré d’existence des plus superflues. Peu à peu, de nouvelles idées accaparèrent mon pauvre esprit déjà fort malmené, à l’étroit dans ma petite tête torturée. Le moulin de mon cerveau avide de belles graines ahanait en ne broyant finalement que du charbon. Les méninges qui lui servaient de meules et que je destinais à d’heureuses éventualités furent sollicitées malgré elles à ladite sombre machination. Enfin, tout mon système se prêta à ce jeu, rendant mes jours encore plus sombres et plus malheureux. L’hiver claqua la porte en me laissant dans un état déplorable ; tout allait de mal en pis. Le printemps pointa son museau pour me trouver encore plus délabrée.

En ce premier lundi du mois de mars, je me retrouvais toute seule à la maison. Je n’avais pratiquement rien à faire à part flâner, à travers mes idées, encouragée en cela par le silence omniprésent. Ce jour-là, j’avais séché les cours pour un petit mal de tête. Évidemment, ce n’était qu’un prétexte pour me justifier vis-à-vis de ma raison. Réellement, je voulais fuir  les séances ennuyeuses de cette journée. Et puis j’avais un peu le cafard et une envie de ne plus être sérieuse. La veille, en pleine nuit, j’avais décidé de ne pas me rendre à la faculté. Le mensonge était devenu pour moi de bon aloi, surtout pour éviter les remontrances de ma grande sœur qui tenait coûte que coûte à ce que je finisse mon cursus. Elle me surveillait de très près, ajoutant  de l’huile sur le feu qui n’en finissait pas de couver en moi depuis que mon frère s’était mis à m’interdire les sorties, que ce soit seule ou avec des amies, pour des raisons que lui seul  connaissait. Il est vrai que j’étais d’une beauté extraordinaire. Beaucoup de jeunes gens me tournaient autour. Que dis-je, même ceux qui avaient l’âge de mon père se retournaient sur mon passage. Certains, audacieux et  insolents, m’interpellaient en me gratifiant de leurs œillades et de leurs sourires sournois qui en disaient long sur leurs intentions. Je m’en moquais éperdument et n’attachais guère d’importance à leurs simagrées qui, en fin de compte, n’étaient qu’amusement. Intérieurement, je tirais une certaine satisfaction à me savoir autant désirée. Sûrement, mon frère avait eu vent de ces balivernes et broutilles. Peut-être, fus-je l’objet d’une discussion acharnée entre mâles et mon frère interposé ? En tout cas, il me fit part de sa décision sans pour autant m’en donner les motifs et les raisons. Il était impératif que je m’astreigne désormais à ce nouvel ordre sans rechigner. C’était d’ailleurs sans appel. De prison dorée, la maison était devenue une caserne. Des ordres à exécuter sans pouvoir réclamer, même après exécution. Cet ordre-là était permanent, donc sans possibilité de réclamation.

Les filles, c’est-à-dire mes deux sœurs, étaient parties je ne sais où de bonne heure et mon frère était allé  tôt au marché de la ville où il tenait un étal qui nous faisait vivre. Il servait quand même à quelque chose qui n’était pas rien du tout. Je lui reconnaissais ce sacrifice et lui étais redevable. Ce n’était nullement son devoir de subvenir à mes besoins. Il s’acquittait de cette tâche admirablement, parfois à ses dépens, pour nous permettre à ma mère et moi de vivre, quoique chichement. Mes sœurs s’occupaient d’elles-mêmes et participaient chacune selon ses capacités au maintien de toute la maison. Ma mère était partie aussi rendre une visite à sa cousine qui habitait tout près. Je me suis surprise à faire la grasse matinée. Je m’étais réveillée tôt, comme d’habitude, obéissant aveuglément à mon horloge interne. Mais, mon corps avait refusé d’abdiquer au carillon matinal ; il était à l’aise dans la douceur du lit et des couvertures qui le moulaient comme si elles avaient peur qu’il leur fausse compagnie en les jetant par-dessus bord comme à l’accoutumée. Complètement  emmitouflée, j’écoutais silencieusement le discours étrange que tenait mon esprit dans ma tête. Je voulais savourer le moment sans être dérangée dans ma somnolence, mais voilà que des voix se disputaient à même mon cerveau pour m’inviter à un sacré songe. Je me couvris bien la tête pour mieux percevoir et mieux déchiffrer leurs cris. Je me délectais de ma seule présence, libre de toute promiscuité et de toute interférence.


Cependant, une toute petite voix réussit quand même à sortir du lot en venant s’asseoir au creux de mon oreille. Je sentis son haleine douce me fouetter le tympan et me lécher l’oreille interne, comme une sage et gentille petite chienne. Je me détendis, charmée par tant de grâce et tant de félicité. Féline, elle ne cessait de me câliner en ouvrant les battants d’un ciel si bleu jusqu’aux confins de l’horizon. Elle me susurrait des choses et je l’écoutais. Elle me disait, lève-toi, petite fée, et suis mon regard, aujourd’hui c’est ton départ, ton train est en gare et il faut que tu te prépares ! Surexcitée, j’avais déjà ouvert la fenêtre. Des cris aussi proches que lointains emplirent soudain ma raison. Enfin, du quatrième étage, je rejoignis la longue procession des femmes qui  étaient en fête, le huit mars, un calicot jeté sommairement sur ma tête.
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