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lundi 6 mars 2017

Un 8 Mars éternel


Il est des moments dans la vie où plus rien ne va. On a l’impression qu’elle roule tout simplement en suivant son chemin inexorablement, sans prendre la peine de regarder derrière. Elle s’en va droit devant, sans tenir compte de toi ni de tes inquiétudes. Sans demander ton avis, et sans t’attendre, elle s’en va, nullement intéressée par tes préoccupations. Ni fière, ni vile, ni hautaine, ni scélérate, elle file le long d’une route qu’elle seule connaît et sait retrouver sans ton aide et sans jamais rien te demander. Égale à elle-même, elle s’acquitte de sa mission en portant toujours le même habit. Toujours partir sans jamais s’arrêter, tel est son protocole, telle est sa stratégie. Le temps lui est égal. Qu’il pleuve ou neige, qu’il vente ou qu’il fasse beau, cela n’entre jamais dans ses considérations, dans son tableau. Huilée pour marcher indéfiniment à  la même vitesse, en tout lieu, sans fioritures et sans ambages, elle file impersonnelle, intransigeante et nullement affectée par les situations sulfureuses ou autres  te rattachant à elle ou qui t’identifient.

 Il m’arrive souvent de méditer sur ma vie. Et souvent, je la trouve ennuyeuse et surtout infoutue de m’apporter ce que j’attends. Parfois, je pense qu’elle en est incapable. Implicitement j’admets qu’elle en est capable, mais pour les autres, seulement. Ce qui est évidemment faux, mais dans ma cervelle d’oiseau entêté, je continue à croire que la vie est vraiment pour quelque chose dans la réussite des uns et dans le cauchemar des autres. Et logiquement, je me place d’emblée en droite ligne parmi ces autres. Je la charge donc de tous mes maux et je lui dis, toi ma vie, tu ne m’as rien apporté, comme si elle manquait à son devoir consistant à m’assister. Elle ne me répond pas, bien sûr, et le comble, je continue à espérer quelque chose d’elle  à travers mon désespoir qui n’en finit jamais de perdurer. Mon désespoir prend ma défense en s’accrochant à cette faible obscurité, indépendamment de ma propre volonté, pour implorer ma vie à changer de conduite à mon égard. Elle ne le fait pas et ne le fera jamais ! Elle est dépourvue de jugeote et d’esprit. Elle est aussi dépourvue de sens et ne peut en aucun cas éprouver mon ressenti, sinon, il y a longtemps qu’elle m’aurait prise en pitié. La pitié ? Entre nous, je n’en veux pas ! Quand bien même, elle me prendrait en pitié, je ne saurais me contenter de ce qu’elle m’aurait apporté. Ce serait donné et non mérité. Elle m’ôterait ce petit quelque chose, identique à celui qu’éprouve un étudiant lors des proclamations des résultats à l’issue d’un examen. Elle me priverait de cette joie immense à savourer la récompense.

 Ma nature complexe est aussi pour quelque chose dans ma misère et ma désolation. Trop confiante en moi, elle me surestime en plaçant la dragée haute à mon endroit. Résultat : je ne tire aucune satisfaction de tous mes combats. Tout ce qui satisfait un être normalement constitué ne peut me suffire ni me contenter. Alors, cette complexité de mon être fait que j’appréhende les différents problèmes et difficultés qui viennent à me rencontrer avec  suspicion et perplexité. Cela ne veut nullement dire que je redoute éventuellement un échec, mais signifie évidemment que je pars d’emblée avec la certitude de ne tirer aucun plaisir d’une réussite et aucun contentement. Le pire, c’est quand je suis confrontée à une situation pas trop difficile, pour ne pas dire facile. J’aime les situations laborieuses où l’esprit est très sollicité. Les situations inextricables ont le mérite de me galvaniser en me procurant un bonheur indéfini à relever le défi. Quel plaisir de découvrir enfin leur maillon faible en vue de leur asséner le coup fatal ! À ce niveau-là, tout n’est pas encore perdu. Cependant, une fois leur quartier de défense complètement saccagé, mon âme se recroqueville sur elle-même dans une déconfiture totale qui n’a d’égal que le dépit qui la submerge et l’assagit. Mon âme est insatiable ; elle est incapable  de comprendre que toute chose a ses propres limites.

 Il faut dire que moi aussi, je suis une sacrée bonne fille. Les obstacles  me grisent au point de les rechercher indéfiniment. Quand ils sont franchis, mon âme tombe, alors, en désuétude. La déliquescence s’empare d’elle et me voilà revenue au point de départ avec moins de possibilités de me frotter à d’autres difficultés. La vie est tellement mystérieuse que chaque moment qui passe change inéluctablement les données. L’approche devient toute différente ainsi que la résolution. Néanmoins, cela me donne la chance de me poser certaines questions inhérentes à ma vie. Pour ce faire, je me « décorpore » de mon existence de façon à m’en séparer :

Je me place en haut du sommet de mon observatoire improvisé, et la longue-vue aidant, je me mets à la surveiller, à essayer de la suivre dans ses moindres pourtours sans jamais l’apostropher. Au départ, tout est normal, sauf que je triche un peu sur la notion du temps, je ferme parfois  les yeux pour supposer la nuit et penser qu’il fait jour quand il s’agit de nuit pour la prendre justement en flagrant délit. Alors, je la vois comme une poule en train de pondre des œufs là où il ne faut pas sans se soucier du coq qui, fort de son statut de roi de la basse-cour, monte sur ses ergots en se plaignant  que madame l’ignore parce qu’elle procrée et lui non. Toutefois, il lui arrive d’essayer de pondre un œuf en contractant fortement son cloaque pour simuler une grossesse nerveuse, mais le pauvre ne fait qu’esquinter ses sphincters pour ne récolter finalement que du vent à se faire péter le gésier. C’était bizarre tout de même de  voir la vie  se becqueter avec elle-même, dans une rixe pour le moins extraordinaire et si étrange. Tantôt poule, tantôt coq, elle ne se départit jamais de ses raisons, ni de ses convictions. Changeant sans cesse de peau pour bien se donner le change, elle essaie de leurrer la spectatrice potentielle, en l’occurrence moi, qui se croit un instant non concernée par le pugilat des gallinacés, quoique se trouvant inévitablement et forcément  dans la poule d’essai. Du haut de mon perchoir et à l’abri des regards incertains et curieux de certains envieux et à son insu, je la regarde pondre autant d’œufs que de repères pour jalonner irrémédiablement les moments passés.

 Quand je décide enfin de quitter mon perchoir et ma cache, je me retrouve nez à nez avec moi-même avec les mêmes tics et les mêmes manies, comme si le temps écoulé à contempler ma vie ne m’était absolument pas compté. Finalement je me trompais. Hélas, le temps était là pour m’apporter la preuve que mon âge était ce qu’il était et que ma vie s’en foutait de savoir comment je l’avais vécu. Cela ne la regardait nullement de savoir si le poulet que je venais de manger était un coq ou la dernière poule du quartier. Elle ne se pose même pas  la question sur le temps que je venais de passer à l’épier ni sur la destination de cette  surveillance qui ne l’affectait d’aucune façon. Alors, adossée au mur de la raison, j’attendis, avec impertinence, la sentence d’une possible fulmination. Elle vint toute crue, en un gros point d’interrogation.

Décembre était bien là, et l’hiver était déjà bien engagé. Le ciel moutonnait chaque jour depuis une semaine. Il cuisinait sûrement quelque temps de chien, attendant le moment propice pour le lâcher sur nos cerveaux déjà pleins. Je m’étais habituée à ne pas observer le ciel durant la saison d’hiver, car cela influait énormément sur mon comportement et n’arrangeait en rien mes idées. J’essayais tant bien que mal à l’ignorer pour mener mon train-train quotidien comme je l’entendais. Je m’efforçais de ne pas tenir compte des facteurs tant naturels qu’exogènes qui risqueraient dans une large mesure de bouleverser mes intentions et mes décisions. J’aimais bien la pluie, surtout lorsqu’il s’agissait d’une bruine. Fine, douce et presque silencieuse, elle  suggérait de bien belles choses. Seulement, les averses et surtout les orages me mettaient en colère et désorientaient complètement ma boussole par leur véhémence et leur spontanéité. Par  contre, j’adorais le vent. Toute petite, je m’amusais à courir dans le même sens que lui, aux fins de m’envoler et de virevolter à l’image d’une feuille de platane.

J’aimais bien ma  famille et elle me le rendait si bien, nonobstant les querelles enfantines qui m’opposaient  fréquemment à mes frères et sœurs, à notre aîné surtout. Nous étions, lui et moi, comme  deux chiens forcés à vivre dans un même chenil. Je ne supportais pas ses airs de macho révolus quand il s’élevait en maître absolu à bord. Il jouait pleinement son rôle de gardien du temple et cela retombait évidemment sur la petite fille que j’étais. Je devais essuyer ses colères quand il avait, après les filles, une certaine rancœur ou quand il sentait que son pouvoir s’émoussait. Alors, il s’emportait, pour un oui, pour un non, se saisissant du moindre prétexte pour me damer le pion. Dans la foulée, il vilipendait toutes les femelles. Ma mère le laissait faire, car, disait-elle, de par sa nature, une fille était destinée à vivre toujours sous l’emprise d’un mâle. En effet, la pauvre commence son apprentissage à la maison en subissant le joug patriarcal et à défaut, celui de son bienheureux frère. Il était heureux, car chanceux dès sa naissance. Chez nous, le garçon était plus que respecté. Il bénéficiait de toutes les faveurs en jouissant d’un intérêt toujours grandissant. Ma mère, dans son ignorance, soutenait que le garçon était en droit de s’escrimer sur le dos de ses sœurs qui lui fournissaient à titre gracieux, une école des plus intéressantes. Là, il assurait d’abord son initiation avec ce que tout cela suppose comme décisions arbitraires et opprimantes. Les conséquences, souvent malheureuses, retombaient inévitablement sur la gent féminine sous le regard amusé et  ô combien complaisant de la maman.

Mon père ? Je n’ai aucune souvenance de lui, à part quelques photos jaunies par le temps et par une manipulation désastreuse. Il nous a quittés alors que je vagissais encore. Il me manquait beaucoup cependant, mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, je ne pensais pas souvent à lui. Rares sont les fois où mon esprit torturé le sollicitait dans son errance. Ces fois-là s’apparentaient aux jours où je récoltais les bavures de notre aîné. Je me disais en ces moments de vulnérabilité féminine que si mon père avait été là, il se serait conduit autrement. En tout cas, ce n’était pas tellement évident, puisque tout le monde admettait le fait accompli en tolérant la supériorité masculine. Il y allait de l’honneur de la famille. Potentiellement, la fille était l’ennemie publique numéro un eu égard à cet honneur-là. Dans  toutes les sociétés, même celles dites civilisées, la femme demeure toujours mal considérée. Depuis que le monde est monde, l’honneur a toujours existé. D’une façon criarde d’abord, il se collait à tous les aspects de la vie. Ensuite, avec le temps les approches évoluèrent. Elles le feront si lentement comme si l’histoire, jalouse de perdre l’une de ses caractéristiques essentielles, refusait de se défaire d’une réalité plus que séculaire. Elle déclinait le changement en prenant le temps de lâcher du lest en un goutte à goutte si insignifiant que rares sont les générations qui ont vu leur statut changer sous leurs yeux avides et impatients.

 La gent féminine  portait en elle-même les raisons de cette lente évolution. Le poids de tout un héritage en somme qui se met en mouvement dès lors qu’on pressent un changement. Les rouages de la société sont tellement huilés que même les femmes se mettent d’emblée dans une position d’attentisme sidérant en refusant les occasions qui leur sont offertes pour prétendre à un heureux changement. Elles occultent par leur impuissance, une redéfinition des rapports qui les tiennent enchaînées à un mode de vie qu’on n’hésite pas à décrier lors des manifestations et regroupements, justement organisés à cet effet.  Les décisions et les motions, enfin déclarées et enregistrées, sommeilleront longtemps, hélas, jusqu’aux prochaines rencontres, condamnées à n’exister que l’espace d’un moment, dans un hémicycle borgne et claudicant. Le plus beau, c’est que tout le monde se souviendra  comme par enchantement de la femme et lui accordera, le temps d’une respiration, d’une pause de récréation, un intérêt tout juste à la hauteur de ses jupons. À tous les égards, seule son anatomie est intéressante. Les opportunistes en tout genre vont se disputer à rehausser au mieux  le blason de cette créature si belle et si fragile, le temps d’une journée. Cette merveilleuse création ne demande rien apparemment, mais admet cependant que son statut est débattu à huis clos, face à la télévision.

Ma mère, que le temps avait renforcée dans ses convictions, n’accordait guère d’importance à ces chinoiseries qui d’ailleurs ne la regardaient d’aucune façon. Elle était heureuse dans sa condition d’être oubliée et reléguée au deuxième plan dans l’architecture familiale. Je l’enviais dans une certaine mesure, car elle ne se donnait même pas la peine de réfléchir pour remettre en cause sa situation d’être opprimé ; résignée, elle acceptait les règles du jeu et l’ordre établi. Là où le bât blessait, c’est qu’elle n’essayait même pas de comprendre mes réactions en réponse au diktat de mon frère qui trônait du haut de ses trente ans sur mes dix-huit ans, avec une témérité extraordinaire. Il excellait dans l’art de m’empoisonner la vie et n’hésitait pas à me chercher noise, recréant à l’envi les justifications de sa démesure, à sa mesure.

 Je n’étais pas, comme les autres filles, confinée à vivre au jour le jour ma vie partagée entre l’école et la maison, sinon la maison tout court. Toute petite, j’aimais la lecture et pour longtemps, le livre fut mon seul et meilleur ami. J’essayais de fuir, à travers cette fenêtre de l’esprit, le monde qui m’accaparait. Je réussissais quelque peu à me distraire d’une réalité amère et suffocante qui empêchait ma personnalité de s’affirmer au-delà des idées surannées et des schémas stéréotypés, calqués sur un modèle archaïque et plus que dépassé. En un mot, je plongeais dans les livres pour fuir le monde dans lequel je vivais. Je m’accrochais à ces bouts de papier pour supporter, un tant soit peu, la camisole que la société m’avait préparée bien avant ma naissance et que j’ai ,  ce fameux jour où  mon petit fessier reçut la première raclée. Je ne regrette pas d’être née. Cela ne me regarde d’aucune façon le fait d’être venue, car on ne m’a jamais demandé mon avis. Je suis simplement  arrivée par décret suprême et je n’ai ni le pouvoir ni le droit de le contester. Je n’ai pas choisi mes parents et surtout pas mon frère. Au fait, je ne le hais pas. Au contraire je l’adore. C’est un très bel homme. Seulement par moments, il me mène la vie dure. Ce n’est nullement sa faute. Lui-même est victime de cette société et de sa condition de mâle. Je lui pardonne du fond du cœur sa suprématie. Je disais donc, que je trouvais le moyen de me soustraire à ma prison dorée (une prison restera une prison même si c’est au paradis) en me réfugiant dans  la cellulose transformée et imprimée ; les caractères magiques  m’emmenaient loin, par la seule force de leurs sens et signification, dans des contrées où je me sentais maîtresse de moi-même et enfin libre dans mes pensées.

 J’imaginais tout un monde où mon frère ne pouvait pas m’atteindre, car ne pouvant y accéder ; je pouvais me permettre toutes les choses inouïes et défendues. Le livre était devenu par excellence mon meilleur ami. Mais les choses ne demeurèrent pas en l’état. Très tôt  le livre devint  pour moi une source de problèmes, l’origine de tous mes maux. Je me mis à le détester un peu, à le fuir tout d’abord et à le charger ensuite. Il était responsable de ma nouvelle condition. Je suis devenue par la grâce de la littérature une éternelle révoltée. Je reconnais qu’il m’avait aidée à contenir un certain temps ma déception et ma rancœur. Les retombées étaient magnifiques. J’avais acquis des connaissances et des informations qui me permettaient de comprendre le monde dans lequel je vivais. Je commençais à maîtriser la langue et à m’imprégner des sens magiques des mots, de leurs couleurs, des moutures des phrases et des circonlocutions subtiles ; les  paraboles merveilleuses me faisaient chavirer et je rêvais de devenir écrivain. Toutefois, c’était sans compter le revers de la médaille ou plutôt le retour de  la manivelle. La lecture m’avait ouvert les yeux et avait aiguisé mon esprit en rendant ma situation, on ne peut plus, insupportable. Je m’identifiais à ces millions de femmes aussi anonymes que réelles, aussi soumises que fidèles et dont je devais porter haut le flambeau. 

 Pour ce faire, je devais donc me battre. Et ma première bataille eut lieu ; elle m’avait opposé, vous l’avez deviné, à  mon seigneur de frère. D’autres batailles suivirent dans le même champ avec le même adversaire. Elles gagnaient chaque fois en intensité, l’orgueil mâle s’érigeant toujours en chef d’état-major des plus confirmés. Il était le pouvoir et j’étais la puissance. La pierre d’achoppement quant à elle, étant toujours la même, elle portait les couleurs de l’honneur. C’était en fait, le porte-drapeau de mon frère et par ricochet, de toute la famille y compris ma mère. Intérieurement je m’amusais bien, de savoir que l’honneur tant élevé en dogme ne concernait finalement que certaines parties de mon corps. J’en riais tellement que je prenais un malin plaisir à le rabaisser au  niveau de mes fesses en accentuant un peu le dandinement. Tiens ! Prends ça, sacré honneur ! Tu le mérites ! Tantôt, mes cheveux avaient le mérite de s’adjuger ce rôle, tantôt, c’était ma poitrine, tantôt, c’était ma taille tout entière et tantôt, c’était juste mon petit derrière. Cela dépendait des vêtements  que je portais et de la manière dont je les portais. Mon frère était tout le temps avec moi. À la maison comme au-dehors. Réellement, il m’accompagnait partout où j’allais. Il avait l’âge de tous les hommes. Je ne pouvais m’en défaire à longueur de journée. Et mes nuits, il venait, fantomatique, les occuper également. C’était une obsession continue face à laquelle mon esprit révolté érigeait des barricades en tissant dans ses rouages des idées aussi folles que bizarres. Je me retrouvais seule, face à une adversité supérieure qui annihilait tout mon être en l’acculant à ses derniers retranchements. Recroquevillée sur moi-même, je philosophais sur le moyen de me sortir de ce cercle vicieux dans lequel gravitaient tous mes déboires. Des espoirs condamnés d’avance, à  demeurer en l’état, se nouant et se dénouant au rythme de mes humeurs et de mon environnement hostile, qui ne cessait de grignoter leur espace vital. En fait, c’était une peau de chagrin où je voyais mon semblant de vie, un ersatz, un liseré d’existence des plus superflues. Peu à peu, de nouvelles idées accaparèrent mon pauvre esprit déjà fort malmené, à l’étroit dans ma petite tête torturée. Le moulin de mon cerveau avide de belles graines ahanait en ne broyant finalement que du charbon. Les méninges qui lui servaient de meules et que je destinais à d’heureuses éventualités furent sollicitées malgré elles à ladite sombre machination. Enfin, tout mon système se prêta à ce jeu, rendant mes jours encore plus sombres et plus malheureux. L’hiver claqua la porte en me laissant dans un état déplorable ; tout allait de mal en pis. Le printemps pointa son museau pour me trouver encore plus délabrée.

En ce premier lundi du mois de mars, je me retrouvais toute seule à la maison. Je n’avais pratiquement rien à faire à part flâner, à travers mes idées, encouragée en cela par le silence omniprésent. Ce jour-là, j’avais séché les cours pour un petit mal de tête. Évidemment, ce n’était qu’un prétexte pour me justifier vis-à-vis de ma raison. Réellement, je voulais fuir  les séances ennuyeuses de cette journée. Et puis j’avais un peu le cafard et une envie de ne plus être sérieuse. La veille, en pleine nuit, j’avais décidé de ne pas me rendre à la faculté. Le mensonge était devenu pour moi de bon aloi, surtout pour éviter les remontrances de ma grande sœur qui tenait coûte que coûte à ce que je finisse mon cursus. Elle me surveillait de très près, ajoutant  de l’huile sur le feu qui n’en finissait pas de couver en moi depuis que mon frère s’était mis à m’interdire les sorties, que ce soit seule ou avec des amies, pour des raisons que lui seul  connaissait. Il est vrai que j’étais d’une beauté extraordinaire. Beaucoup de jeunes gens me tournaient autour. Que dis-je, même ceux qui avaient l’âge de mon père se retournaient sur mon passage. Certains, audacieux et  insolents, m’interpellaient en me gratifiant de leurs œillades et de leurs sourires sournois qui en disaient long sur leurs intentions. Je m’en moquais éperdument et n’attachais guère d’importance à leurs simagrées qui, en fin de compte, n’étaient qu’amusement. Intérieurement, je tirais une certaine satisfaction à me savoir autant désirée. Sûrement, mon frère avait eu vent de ces balivernes et broutilles. Peut-être, fus-je l’objet d’une discussion acharnée entre mâles et mon frère interposé ? En tout cas, il me fit part de sa décision sans pour autant m’en donner les motifs et les raisons. Il était impératif que je m’astreigne désormais à ce nouvel ordre sans rechigner. C’était d’ailleurs sans appel. De prison dorée, la maison était devenue une caserne. Des ordres à exécuter sans pouvoir réclamer, même après exécution. Cet ordre-là était permanent, donc sans possibilité de réclamation.

Les filles, c’est-à-dire mes deux sœurs, étaient parties je ne sais où de bonne heure et mon frère était allé  tôt au marché de la ville où il tenait un étal qui nous faisait vivre. Il servait quand même à quelque chose qui n’était pas rien du tout. Je lui reconnaissais ce sacrifice et lui étais redevable. Ce n’était nullement son devoir de subvenir à mes besoins. Il s’acquittait de cette tâche admirablement, parfois à ses dépens, pour nous permettre à ma mère et moi de vivre, quoique chichement. Mes sœurs s’occupaient d’elles-mêmes et participaient chacune selon ses capacités au maintien de toute la maison. Ma mère était partie aussi rendre une visite à sa cousine qui habitait tout près. Je me suis surprise à faire la grasse matinée. Je m’étais réveillée tôt, comme d’habitude, obéissant aveuglément à mon horloge interne. Mais, mon corps avait refusé d’abdiquer au carillon matinal ; il était à l’aise dans la douceur du lit et des couvertures qui le moulaient comme si elles avaient peur qu’il leur fausse compagnie en les jetant par-dessus bord comme à l’accoutumée. Complètement  emmitouflée, j’écoutais silencieusement le discours étrange que tenait mon esprit dans ma tête. Je voulais savourer le moment sans être dérangée dans ma somnolence, mais voilà que des voix se disputaient à même mon cerveau pour m’inviter à un sacré songe. Je me couvris bien la tête pour mieux percevoir et mieux déchiffrer leurs cris. Je me délectais de ma seule présence, libre de toute promiscuité et de toute interférence.


Cependant, une toute petite voix réussit quand même à sortir du lot en venant s’asseoir au creux de mon oreille. Je sentis son haleine douce me fouetter le tympan et me lécher l’oreille interne, comme une sage et gentille petite chienne. Je me détendis, charmée par tant de grâce et tant de félicité. Féline, elle ne cessait de me câliner en ouvrant les battants d’un ciel si bleu jusqu’aux confins de l’horizon. Elle me susurrait des choses et je l’écoutais. Elle me disait, lève-toi, petite fée, et suis mon regard, aujourd’hui c’est ton départ, ton train est en gare et il faut que tu te prépares ! Surexcitée, j’avais déjà ouvert la fenêtre. Des cris aussi proches que lointains emplirent soudain ma raison. Enfin, du quatrième étage, je rejoignis la longue procession des femmes qui  étaient en fête, le huit mars, un calicot jeté sommairement sur ma tête.
Copyright © 2017 Benaissa Abdelkader

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