Il est des
moments dans la vie où plus rien ne va. On a l’impression qu’elle roule tout
simplement en suivant son chemin inexorablement, sans prendre la peine de
regarder derrière. Elle s’en va droit devant, sans tenir compte de toi ni de tes
inquiétudes. Sans demander ton avis, et sans t’attendre, elle s’en va,
nullement intéressée par tes préoccupations. Ni fière, ni vile, ni hautaine, ni
scélérate, elle file le long d’une route qu’elle seule connaît et sait
retrouver sans ton aide et sans jamais rien te demander. Égale à elle-même,
elle s’acquitte de sa mission en portant toujours le même habit. Toujours
partir sans jamais s’arrêter, tel est son protocole, telle est sa stratégie. Le
temps lui est égal. Qu’il pleuve ou neige, qu’il vente ou qu’il fasse beau, cela
n’entre jamais dans ses considérations, dans son tableau. Huilée pour marcher
indéfiniment à la même vitesse, en tout lieu, sans fioritures et sans
ambages, elle file impersonnelle, intransigeante et nullement affectée par les
situations sulfureuses ou autres te
rattachant à elle ou qui t’identifient.
Il m’arrive souvent de méditer sur ma vie. Et
souvent, je la trouve ennuyeuse et surtout infoutue de m’apporter ce que
j’attends. Parfois, je pense qu’elle en est incapable. Implicitement j’admets
qu’elle en est capable, mais pour les autres, seulement. Ce qui est évidemment
faux, mais dans ma cervelle d’oiseau entêté, je continue à croire que la vie
est vraiment pour quelque chose dans la réussite des uns et dans le cauchemar
des autres. Et logiquement, je me place d’emblée en droite ligne parmi ces
autres. Je la charge donc de tous mes maux et je lui dis, toi ma vie, tu
ne m’as rien apporté, comme si elle manquait à son devoir consistant à m’assister.
Elle ne me répond pas, bien sûr, et le comble, je continue à espérer quelque
chose d’elle à travers mon désespoir qui n’en finit jamais de perdurer.
Mon désespoir prend ma défense en s’accrochant à cette faible obscurité,
indépendamment de ma propre volonté, pour implorer ma vie à changer de conduite
à mon égard. Elle ne le fait pas et ne le fera jamais ! Elle est dépourvue de
jugeote et d’esprit. Elle est aussi dépourvue de sens et ne peut en aucun cas
éprouver mon ressenti, sinon, il y a longtemps qu’elle m’aurait prise en pitié.
La pitié ? Entre nous, je n’en veux pas ! Quand bien même, elle me prendrait en
pitié, je ne saurais me contenter de ce qu’elle m’aurait apporté. Ce serait
donné et non mérité. Elle m’ôterait ce petit quelque chose, identique à celui
qu’éprouve un étudiant lors des proclamations des résultats à l’issue d’un
examen. Elle me priverait de cette joie immense à savourer la récompense.
Ma nature complexe est aussi pour quelque
chose dans ma misère et ma désolation. Trop confiante en moi, elle me surestime
en plaçant la dragée haute à mon endroit. Résultat : je ne tire aucune
satisfaction de tous mes combats. Tout ce qui satisfait un être normalement
constitué ne peut me suffire ni me contenter. Alors, cette complexité de mon
être fait que j’appréhende les différents problèmes et difficultés qui viennent
à me rencontrer avec suspicion et
perplexité. Cela ne veut nullement dire que je redoute éventuellement un échec,
mais signifie évidemment que je pars d’emblée avec la certitude de ne tirer
aucun plaisir d’une réussite et aucun contentement. Le pire, c’est quand je
suis confrontée à une situation pas trop difficile, pour ne pas dire facile.
J’aime les situations laborieuses où l’esprit est très sollicité. Les
situations inextricables ont le mérite de me galvaniser en me procurant un
bonheur indéfini à relever le défi. Quel plaisir de découvrir enfin leur
maillon faible en vue de leur asséner le coup fatal ! À ce niveau-là, tout
n’est pas encore perdu. Cependant, une fois leur quartier de défense
complètement saccagé, mon âme se recroqueville sur elle-même dans une
déconfiture totale qui n’a d’égal que le dépit qui la submerge et l’assagit.
Mon âme est insatiable ; elle est incapable
de comprendre que toute chose a ses propres limites.
Il faut dire que moi aussi, je suis une sacrée
bonne fille. Les obstacles me grisent au
point de les rechercher indéfiniment. Quand ils sont franchis, mon âme tombe,
alors, en désuétude. La déliquescence s’empare d’elle et me voilà revenue au
point de départ avec moins de possibilités de me frotter à d’autres difficultés.
La vie est tellement mystérieuse que chaque moment qui passe change
inéluctablement les données. L’approche devient toute différente ainsi que la
résolution. Néanmoins, cela me donne la chance de me poser certaines questions inhérentes
à ma vie. Pour ce faire, je me « décorpore » de mon existence de façon à m’en
séparer :
Je me place en
haut du sommet de mon observatoire improvisé, et la longue-vue aidant, je me
mets à la surveiller, à essayer de la suivre dans ses moindres pourtours sans
jamais l’apostropher. Au départ, tout est normal, sauf que je triche un peu sur
la notion du temps, je ferme parfois les yeux pour supposer la nuit et
penser qu’il fait jour quand il s’agit de nuit pour la prendre justement en
flagrant délit. Alors, je la vois comme une poule en train de pondre des œufs
là où il ne faut pas sans se soucier du coq qui, fort de son statut de roi de
la basse-cour, monte sur ses ergots en se plaignant que madame l’ignore
parce qu’elle procrée et lui non. Toutefois, il lui arrive d’essayer de pondre
un œuf en contractant fortement son cloaque pour simuler une grossesse
nerveuse, mais le pauvre ne fait qu’esquinter ses sphincters pour ne récolter finalement
que du vent à se faire péter le gésier. C’était bizarre tout de même de voir la vie se becqueter avec
elle-même, dans une rixe pour le moins extraordinaire et si étrange. Tantôt
poule, tantôt coq, elle ne se départit jamais de ses raisons, ni de ses
convictions. Changeant sans cesse de peau pour bien se donner le change, elle
essaie de leurrer la spectatrice potentielle, en l’occurrence moi, qui se croit
un instant non concernée par le pugilat des gallinacés, quoique se trouvant
inévitablement et forcément dans la poule
d’essai. Du haut de mon perchoir et à l’abri des regards incertains et curieux
de certains envieux et à son insu, je la regarde pondre autant d’œufs que de
repères pour jalonner irrémédiablement les moments passés.
Quand je décide enfin de quitter mon perchoir
et ma cache, je me retrouve nez à nez avec moi-même avec les mêmes tics et les
mêmes manies, comme si le temps écoulé à contempler ma vie ne m’était
absolument pas compté. Finalement je me trompais. Hélas, le temps était là pour
m’apporter la preuve que mon âge était ce qu’il était et que ma vie s’en
foutait de savoir comment je l’avais vécu. Cela ne la regardait nullement de
savoir si le poulet que je venais de manger était un coq ou la dernière poule
du quartier. Elle ne se pose même pas la
question sur le temps que je venais de passer à l’épier ni sur la destination
de cette surveillance qui ne l’affectait
d’aucune façon. Alors, adossée au mur de la raison, j’attendis, avec
impertinence, la sentence d’une possible fulmination. Elle vint toute crue, en
un gros point d’interrogation.
Décembre était
bien là, et l’hiver était déjà bien engagé. Le ciel moutonnait chaque jour
depuis une semaine. Il cuisinait sûrement quelque temps de chien, attendant le
moment propice pour le lâcher sur nos cerveaux déjà pleins. Je m’étais habituée
à ne pas observer le ciel durant la saison d’hiver, car cela influait
énormément sur mon comportement et n’arrangeait en rien mes idées. J’essayais
tant bien que mal à l’ignorer pour mener mon train-train quotidien comme je l’entendais.
Je m’efforçais de ne pas tenir compte des facteurs tant naturels qu’exogènes
qui risqueraient dans une large mesure de bouleverser mes intentions et mes
décisions. J’aimais bien la pluie, surtout lorsqu’il s’agissait d’une bruine. Fine,
douce et presque silencieuse, elle suggérait de bien belles choses.
Seulement, les averses et surtout les orages me mettaient en colère et
désorientaient complètement ma boussole par leur véhémence et leur spontanéité.
Par contre, j’adorais le vent. Toute
petite, je m’amusais à courir dans le même sens que lui, aux fins de m’envoler
et de virevolter à l’image d’une feuille de platane.
J’aimais bien
ma famille et elle me le rendait si
bien, nonobstant les querelles enfantines qui m’opposaient fréquemment à mes frères et sœurs, à notre
aîné surtout. Nous étions, lui et moi, comme
deux chiens forcés à vivre dans un même chenil. Je ne supportais pas ses
airs de macho révolus quand il s’élevait en maître absolu à bord. Il jouait
pleinement son rôle de gardien du temple et cela retombait évidemment sur la
petite fille que j’étais. Je devais essuyer ses colères quand il avait, après
les filles, une certaine rancœur ou quand il sentait que son pouvoir s’émoussait.
Alors, il s’emportait, pour un oui, pour un non, se saisissant du moindre
prétexte pour me damer le pion. Dans la foulée, il vilipendait toutes les
femelles. Ma mère le laissait faire, car, disait-elle, de par sa nature, une
fille était destinée à vivre toujours sous l’emprise d’un mâle. En effet, la
pauvre commence son apprentissage à la maison en subissant le joug patriarcal et
à défaut, celui de son bienheureux frère. Il était heureux, car chanceux dès sa
naissance. Chez nous, le garçon était plus que respecté. Il bénéficiait de
toutes les faveurs en jouissant d’un intérêt toujours grandissant. Ma mère, dans
son ignorance, soutenait que le garçon était en droit de s’escrimer sur le dos
de ses sœurs qui lui fournissaient à titre gracieux, une école des plus
intéressantes. Là, il assurait d’abord son initiation avec ce que tout cela
suppose comme décisions arbitraires et opprimantes. Les conséquences, souvent
malheureuses, retombaient inévitablement sur la gent féminine sous le regard
amusé et ô combien complaisant de la
maman.
Mon père ? Je
n’ai aucune souvenance de lui, à part quelques photos jaunies par le temps et
par une manipulation désastreuse. Il nous a quittés alors que je vagissais encore.
Il me manquait beaucoup cependant, mais aussi paradoxal que cela puisse
paraître, je ne pensais pas souvent à lui. Rares sont les fois où mon esprit
torturé le sollicitait dans son errance. Ces fois-là s’apparentaient aux jours
où je récoltais les bavures de notre aîné. Je me disais en ces moments de
vulnérabilité féminine que si mon père avait été là, il se serait conduit
autrement. En tout cas, ce n’était pas tellement évident, puisque tout le monde
admettait le fait accompli en tolérant la supériorité masculine. Il y allait de
l’honneur de la famille. Potentiellement, la fille était l’ennemie publique
numéro un eu égard à cet honneur-là. Dans
toutes les sociétés, même celles dites civilisées, la femme demeure
toujours mal considérée. Depuis que le monde est monde, l’honneur a toujours
existé. D’une façon criarde d’abord, il se collait à tous les aspects de la
vie. Ensuite, avec le temps les approches évoluèrent. Elles le feront si
lentement comme si l’histoire, jalouse de perdre l’une de ses caractéristiques
essentielles, refusait de se défaire d’une réalité plus que séculaire. Elle
déclinait le changement en prenant le temps de lâcher du lest en un goutte à goutte
si insignifiant que rares sont les générations qui ont vu leur statut changer
sous leurs yeux avides et impatients.
La gent féminine portait en elle-même les raisons de cette
lente évolution. Le poids de tout un héritage en somme qui se met en mouvement
dès lors qu’on pressent un changement. Les rouages de la société sont tellement
huilés que même les femmes se mettent d’emblée dans une position d’attentisme
sidérant en refusant les occasions qui leur sont offertes pour prétendre à un heureux
changement. Elles occultent par leur impuissance, une redéfinition des rapports
qui les tiennent enchaînées à un mode de vie qu’on n’hésite pas à décrier lors
des manifestations et regroupements, justement organisés à cet effet. Les
décisions et les motions, enfin déclarées et enregistrées, sommeilleront
longtemps, hélas, jusqu’aux prochaines rencontres, condamnées à n’exister que
l’espace d’un moment, dans un hémicycle borgne et claudicant. Le plus beau,
c’est que tout le monde se souviendra comme par enchantement de la femme
et lui accordera, le temps d’une respiration, d’une pause de récréation, un
intérêt tout juste à la hauteur de ses jupons. À tous les égards, seule son
anatomie est intéressante. Les opportunistes en tout genre vont se disputer à rehausser
au mieux le blason de cette créature si belle et si fragile, le temps d’une
journée. Cette merveilleuse création ne demande rien apparemment, mais admet
cependant que son statut est débattu à huis clos, face à la télévision.
Ma mère, que le
temps avait renforcée dans ses convictions, n’accordait guère d’importance à
ces chinoiseries qui d’ailleurs ne la regardaient d’aucune façon. Elle était
heureuse dans sa condition d’être oubliée et reléguée au deuxième plan dans
l’architecture familiale. Je l’enviais dans une certaine mesure, car elle ne se
donnait même pas la peine de réfléchir pour remettre en cause sa situation
d’être opprimé ; résignée, elle acceptait les règles du jeu et l’ordre établi.
Là où le bât blessait, c’est qu’elle n’essayait même pas de comprendre mes
réactions en réponse au diktat de mon frère qui trônait du haut de ses trente
ans sur mes dix-huit ans, avec une témérité extraordinaire. Il excellait dans
l’art de m’empoisonner la vie et n’hésitait pas à me chercher noise, recréant à
l’envi les justifications de sa démesure, à sa mesure.
Je n’étais pas, comme les autres filles,
confinée à vivre au jour le jour ma vie partagée entre l’école et la maison,
sinon la maison tout court. Toute petite, j’aimais la lecture et pour longtemps,
le livre fut mon seul et meilleur ami. J’essayais de fuir, à travers cette
fenêtre de l’esprit, le monde qui m’accaparait. Je réussissais quelque peu à me
distraire d’une réalité amère et suffocante qui empêchait ma personnalité de
s’affirmer au-delà des idées surannées et des schémas stéréotypés, calqués sur
un modèle archaïque et plus que dépassé. En un mot, je plongeais dans les
livres pour fuir le monde dans lequel je vivais. Je m’accrochais à ces bouts de
papier pour supporter, un tant soit peu, la camisole que la société m’avait
préparée bien avant ma naissance et que j’ai , ce fameux jour où mon petit fessier reçut la première raclée.
Je ne regrette pas d’être née. Cela ne me regarde d’aucune façon le fait d’être
venue, car on ne m’a jamais demandé mon avis. Je suis simplement arrivée par
décret suprême et je n’ai ni le pouvoir ni le droit de le contester. Je n’ai
pas choisi mes parents et surtout pas mon frère. Au fait, je ne le hais pas. Au
contraire je l’adore. C’est un très bel homme. Seulement par moments, il me
mène la vie dure. Ce n’est nullement sa faute. Lui-même est victime de cette
société et de sa condition de mâle. Je lui pardonne du fond du cœur sa
suprématie. Je disais donc, que je trouvais le moyen de me soustraire à ma
prison dorée (une prison restera une prison même si c’est au paradis) en me réfugiant
dans la cellulose transformée et
imprimée ; les caractères magiques m’emmenaient loin, par la seule force de leurs
sens et signification, dans des contrées où je me sentais maîtresse de moi-même
et enfin libre dans mes pensées.
J’imaginais tout un monde où mon frère ne
pouvait pas m’atteindre, car ne pouvant y accéder ; je pouvais me permettre
toutes les choses inouïes et défendues. Le livre était devenu par excellence
mon meilleur ami. Mais les choses ne demeurèrent pas en l’état. Très tôt
le livre devint pour moi une source de
problèmes, l’origine de tous mes maux. Je me mis à le détester un peu, à le
fuir tout d’abord et à le charger ensuite. Il était responsable de ma nouvelle
condition. Je suis devenue par la grâce de la littérature une éternelle
révoltée. Je reconnais qu’il m’avait aidée à contenir un certain temps ma
déception et ma rancœur. Les retombées étaient magnifiques. J’avais acquis des
connaissances et des informations qui me permettaient de comprendre le monde
dans lequel je vivais. Je commençais à maîtriser la langue et à m’imprégner des
sens magiques des mots, de leurs couleurs, des moutures des phrases et des
circonlocutions subtiles ; les paraboles
merveilleuses me faisaient chavirer et je rêvais de devenir écrivain. Toutefois,
c’était sans compter le revers de la médaille ou plutôt le retour de la manivelle. La lecture m’avait ouvert les
yeux et avait aiguisé mon esprit en rendant ma situation, on ne peut plus, insupportable.
Je m’identifiais à ces millions de femmes aussi anonymes que réelles, aussi
soumises que fidèles et dont je devais porter haut le flambeau.
Pour ce faire, je devais donc me battre. Et ma
première bataille eut lieu ; elle m’avait opposé, vous l’avez deviné, à mon seigneur de frère. D’autres batailles
suivirent dans le même champ avec le même adversaire. Elles gagnaient chaque
fois en intensité, l’orgueil mâle s’érigeant toujours en chef d’état-major des
plus confirmés. Il était le pouvoir et j’étais la puissance. La pierre
d’achoppement quant à elle, étant toujours la même, elle portait les couleurs
de l’honneur. C’était en fait, le porte-drapeau de mon frère et par ricochet,
de toute la famille y compris ma mère. Intérieurement je m’amusais bien, de
savoir que l’honneur tant élevé en dogme ne concernait finalement que certaines
parties de mon corps. J’en riais tellement que je prenais un malin plaisir à le
rabaisser au niveau de mes fesses en
accentuant un peu le dandinement. Tiens ! Prends ça, sacré honneur ! Tu le
mérites ! Tantôt, mes cheveux avaient le mérite de s’adjuger ce rôle, tantôt, c’était
ma poitrine, tantôt, c’était ma taille tout entière et tantôt, c’était juste
mon petit derrière. Cela dépendait des vêtements que je portais et de la
manière dont je les portais. Mon frère était tout le temps avec moi. À la
maison comme au-dehors. Réellement, il m’accompagnait partout où j’allais. Il
avait l’âge de tous les hommes. Je ne pouvais m’en défaire à longueur de
journée. Et mes nuits, il venait, fantomatique, les occuper également. C’était
une obsession continue face à laquelle mon esprit révolté érigeait des
barricades en tissant dans ses rouages des idées aussi folles que bizarres. Je
me retrouvais seule, face à une adversité supérieure qui annihilait tout mon
être en l’acculant à ses derniers retranchements. Recroquevillée sur moi-même,
je philosophais sur le moyen de me sortir de ce cercle vicieux dans lequel
gravitaient tous mes déboires. Des espoirs condamnés d’avance, à demeurer en l’état, se nouant et se dénouant
au rythme de mes humeurs et de mon environnement hostile, qui ne cessait de
grignoter leur espace vital. En fait, c’était une peau de chagrin où je voyais
mon semblant de vie, un ersatz, un liseré d’existence des plus superflues. Peu
à peu, de nouvelles idées accaparèrent mon pauvre esprit déjà fort malmené, à
l’étroit dans ma petite tête torturée. Le moulin de mon cerveau avide de belles
graines ahanait en ne broyant finalement que du charbon. Les méninges qui lui
servaient de meules et que je destinais à d’heureuses éventualités furent
sollicitées malgré elles à ladite sombre machination. Enfin, tout mon système
se prêta à ce jeu, rendant mes jours encore plus sombres et plus malheureux.
L’hiver claqua la porte en me laissant dans un état déplorable ; tout allait de
mal en pis. Le printemps pointa son museau pour me trouver encore plus
délabrée.
En ce premier
lundi du mois de mars, je me retrouvais toute seule à la maison. Je n’avais
pratiquement rien à faire à part flâner, à travers mes idées, encouragée en
cela par le silence omniprésent. Ce jour-là, j’avais séché les cours pour un
petit mal de tête. Évidemment, ce n’était qu’un prétexte pour me justifier
vis-à-vis de ma raison. Réellement, je voulais fuir les séances
ennuyeuses de cette journée. Et puis j’avais un peu le cafard et une envie de
ne plus être sérieuse. La veille, en pleine nuit, j’avais décidé de ne pas me
rendre à la faculté. Le mensonge était devenu pour moi de bon aloi, surtout
pour éviter les remontrances de ma grande sœur qui tenait coûte que coûte à ce
que je finisse mon cursus. Elle me surveillait de très près, ajoutant de l’huile sur le feu qui n’en finissait pas
de couver en moi depuis que mon frère s’était mis à m’interdire les sorties, que
ce soit seule ou avec des amies, pour des raisons que lui seul
connaissait. Il est vrai que j’étais d’une beauté extraordinaire. Beaucoup de
jeunes gens me tournaient autour. Que dis-je, même ceux qui avaient l’âge de
mon père se retournaient sur mon passage. Certains, audacieux et insolents, m’interpellaient en me gratifiant
de leurs œillades et de leurs sourires sournois qui en disaient long sur leurs
intentions. Je m’en moquais éperdument et n’attachais guère d’importance à
leurs simagrées qui, en fin de compte, n’étaient qu’amusement. Intérieurement,
je tirais une certaine satisfaction à me savoir autant désirée. Sûrement, mon
frère avait eu vent de ces balivernes et broutilles. Peut-être, fus-je l’objet
d’une discussion acharnée entre mâles et mon frère interposé ? En tout cas, il
me fit part de sa décision sans pour autant m’en donner les motifs et les
raisons. Il était impératif que je m’astreigne désormais à ce nouvel ordre sans
rechigner. C’était d’ailleurs sans appel. De prison dorée, la maison était
devenue une caserne. Des ordres à exécuter sans pouvoir réclamer, même après
exécution. Cet ordre-là était permanent, donc sans possibilité de réclamation.
Les filles,
c’est-à-dire mes deux sœurs, étaient parties je ne sais où de bonne heure et
mon frère était allé tôt au marché de la ville où il tenait un étal qui
nous faisait vivre. Il servait quand même à quelque chose qui n’était pas rien
du tout. Je lui reconnaissais ce sacrifice et lui étais redevable. Ce n’était
nullement son devoir de subvenir à mes besoins. Il s’acquittait de cette tâche
admirablement, parfois à ses dépens, pour nous permettre à ma mère et moi de
vivre, quoique chichement. Mes sœurs s’occupaient d’elles-mêmes et
participaient chacune selon ses capacités au maintien de toute la maison. Ma
mère était partie aussi rendre une visite à sa cousine qui habitait tout près. Je
me suis surprise à faire la grasse matinée. Je m’étais réveillée tôt, comme
d’habitude, obéissant aveuglément à mon horloge interne. Mais, mon corps avait
refusé d’abdiquer au carillon matinal ; il était à l’aise dans la douceur du
lit et des couvertures qui le moulaient comme si elles avaient peur qu’il leur
fausse compagnie en les jetant par-dessus bord comme à l’accoutumée.
Complètement emmitouflée, j’écoutais
silencieusement le discours étrange que tenait mon esprit dans ma tête. Je
voulais savourer le moment sans être dérangée dans ma somnolence, mais voilà
que des voix se disputaient à même mon cerveau pour m’inviter à un sacré songe.
Je me couvris bien la tête pour mieux percevoir et mieux déchiffrer leurs cris.
Je me délectais de ma seule présence, libre de toute promiscuité et de toute
interférence.
Cependant, une
toute petite voix réussit quand même à sortir du lot en venant s’asseoir au
creux de mon oreille. Je sentis son haleine douce me fouetter le tympan et me
lécher l’oreille interne, comme une sage et gentille petite chienne. Je me
détendis, charmée par tant de grâce et tant de félicité. Féline, elle ne
cessait de me câliner en ouvrant les battants d’un ciel si bleu jusqu’aux
confins de l’horizon. Elle me susurrait des choses et je l’écoutais. Elle me
disait, lève-toi, petite fée, et suis mon regard, aujourd’hui c’est ton départ,
ton train est en gare et il faut que tu te prépares ! Surexcitée, j’avais
déjà ouvert la fenêtre. Des cris aussi proches que lointains emplirent soudain
ma raison. Enfin, du quatrième étage, je rejoignis la longue procession des
femmes qui étaient en fête, le huit mars,
un calicot jeté sommairement sur ma tête.
Copyright © 2017 Benaissa Abdelkader
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